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lui-même sa théorie du monde. De là la synthèse d’Henri Heine, cette ironie ardente, née d’abord d’une souffrance personnelle, qui grandit, s’élance, prend un libre essor et enveloppe bientôt le monde entier, de la terre au septième ciel.

Dans la seconde partie du Livre des Chants, le poète ne semble occupé qu’à réfuter la première ; déchu de son idéal, il prend plaisir à flétrir l’idéal partout. Le ciel est mort dans son cœur ; il chantera les catastrophes du ciel et l’antique nuit qui recommence. Quelle effrayante inspiration le possède, lorsqu’il nous montre les dieux du monde barbare ravageant le paradis chrétien ! Des divinités brutales se ruent, comme une invasion de Huns, sur les hôtes de la cité divine si bien chantée par Dante. Les tentes constellées de Jéhova sont mises en pièces ; les étoiles ne sont plus qu’une poussière emportée par le vent ; tous les satellites du dieu Thor, des gnomes, des nains monstrueux, d’affreux kobolds aux formes trapues, terrassent les doux anges et déchirent leurs ailes de soie. « Mon bon ange ! s’écrie le poète, j’ai vu mon bon ange étouffé par un kobold, puis tout a péri ; la terre et le ciel n’ont fait qu’une ruine immense, et le chaos primitif est revenu. » À ces fantaisies byroniennes succèdent encore çà et là des ballades charmantes : ce sont de petites scènes dramatiques illuminées d’un éclat méridional, comme Dona Clara, et Almanzor, — des légendes catholiques qu’on dirait empruntées au naïf recueil du Wunderhorn, comme le Pèlerinage de Kevlaar, — d’admirables chants inspirés par les montagnes du Harz ou par les spectacles grandioses des mers du Nord. Ne vous y trompez pas cependant : l’inspiration nouvelle qui l’anime ne fera que s’enhardir à chaque vers. Soit qu’il chante la fière dopa Clara séduite par le fils du rabbin de Salamanque, soit que, dans l’étrange ballade d’Almanzor, il fasse crouler les mille colonnes de la mosquée de Cordoue, indignée d’être devenue une cathédrale et d’avoir servi si long-temps d’asile à l’odieux culte des chrétiens, soit enfin qu’au milieu des brumes de la Baltique il se souvienne tout à coup des Dieux de la Grèce, et que, prenant en main leur cause, irrité de leur défaite, il défie Jéhova et le Christ, — toujours cet esprit révolté s’engage plus décidément dans sa fureur, toujours sa fantaisie se déchaîne avec une plus belliqueuse impiété. Ce ne sont pas des invectives, c’est un mélange inoui de tendresse et de colère. Même lorsqu’il semble conduire à l’assaut du christianisme toutes les religions vaincues, lorsque, pareil à ces noirs compagnons des dieux de l’Edda, il veut disperser les tentes de l’Éternel, je ne sais quelle secrète sympathie est là qui tempère l’excès des paroles. Il a parfois des retours inattendus ; ainsi, dans le cycle intitulé la Mer du Nord (Nordsee), à côté des pièces si poétiquement sauvages que je viens de rappeler, il écrit ces beaux vers intitulés la Paix.