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« Au haut du ciel brillait le soleil environné de nuages. La mer était calme. J’étais assis près du gouvernail du navire, perdu dans mes pensées et mes songes. Comme j’étais là à demi éveillé, à demi sommeillant, je vis le Christ, le sauveur du monde. Dans une blanche robe flottante, il marchait immense, gigantesque, sur la terre et la mer. Sur la terre et la mer, il étendait ses mains en bénissant, et sa tête plongeait au sein des cieux. Comme un cœur dans sa poitrine, il portait le soleil, le soleil rouge, flamboyant, et ce rouge, ce flamboyant soleil de son cœur versait sur la terre et la mer les rayons de sa grace, sa lumière charmante, bienheureuse, qui éclairait et réchauffait l’univers.

« Des sons de cloches, des sons de fête retentissaient de toutes parts, doux sons qui, comme des cygnes attelés de guirlandes de roses, semblaient mener le navire glissant sur les ondes ; oui, ils le menaient en se jouant jusqu’à la verte rive où demeure l’homme dans la grande ville aux tours superbes.

« O miracle de paix ! Que la ville était calme ! On n’entendait plus le murmure confus de la foule affairée et tumultueuse. Dans les rues propres et sonores marchaient des hommes vêtus de blanc et portant des palmes. Partout où deux d’entre eux se rencontraient, ils se regardaient avec une sympathique intimité. Tressaillant d’amour, l’ame remplie d’abnégation et de douceur, ils se baisaient au front, puis ils tournaient les yeux vers le grand cœur flamboyant du Christ, dont le sang rouge tombait avec joie sur la terre en rayons de réconciliation et de grace, et trois fois heureux ils disaient : Loué soit Jésus-Christ ! »

Ce tableau si majestueux et si doux ne serait-il qu’une ironie de plus destinée à mieux faire ressortir la pièce consacrée aux dieux de la Grèce ? Quoique ce procédé soit devenu familier à M. Henri Heine, je ne puis croire qu’il l’ait employé ici. Il y avait place alors pour toutes les inspirations dans ce cœur tendre et irritable. Sincère quand il écrit Ahmanzor et les Dieux de la Grèce, il ne l’est pas moins quand il glorifie le grand cœur du Christ enveloppant le monde des rayons de sa grace et pacifiant l’humanité. N’oubliez pas que son ironie a un caractère sympathique, surtout dans cette période où, bien loin d’être un parti pris et un rôle, elle est le cri fantasque d’une juvénile douleur. Ces beaux vers sur la paix sont comme un repos au milieu de son délire ; puis le délire recommence de plus belle, et ce n’est plus seulement le culte des chrétiens, ce sont toutes les religions, toutes les philosophies, tous les systèmes que bafoue l’impitoyable railleur, lorsque, dans la cave du Rathskeller de Brême, il nous montre le monde entier chancelant dans les fumées de l’ivresse, et le Grand Esprit, de sa rouge face d’ivrogne, illuminant ce facétieux chaos.

Il est difficile de rendre l’impression produite en Allemagne par cette œuvre extraordinaire. Tout était mêlé dans le Livre des Chants, la tendresse et la fureur, la soumission et la révolte, le sublime et le grotesque. On croyait d’abord n’entendre que les suaves confidences d’une jeune ame, et bientôt les choses les plus saintes, les objets les plus respectés des controverses sérieuses, devenaient le jouet de cet enfant