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sa modération dans les plaisirs des sens, sa magnanimité, son éloquence, ses qualités utiles dans tout ce qui touche à l’humanité. Toujours juste dans ses jugemens et ami de l’équité, il tenait la balance en main et pesait avec attention les actions de chacun. Il ne portait point envie à ceux qui étaient plus grands que lui ; il ne méprisait pas ceux qui lui étaient inférieurs, et n’avait d’autre ambition que d’étendre sur tous le manteau de sa sollicitude. » Ces épithètes, aux cheveux blonds, argentés par le bout, au visage coloré, etc., par lesquelles un poète très certainement contemporain peint Tigrane, font songer à l’Achille aux pieds légers, à la Junon aux yeux de boeuf, etc., du chantre de l’Iliade. Le style tempéré et la tendance morale de ce fragment pourraient peut-être porter à supposer qu’il appartenait à la classe des poésies populaires que Moïse de Khorène appelle Ierk Panitz ou chants de raison, et qui rejetaient l’emploi de l’allégorie.

Le songe prophétique dans lequel le roi des Mèdes Astyage entrevit sa défaite par Tigrane et sa mort de la main de ce prince a au contraire quelque chose du mouvement et de l’inspiration épiques. La couleur symbolique dont il est empreint, la manière si dramatique dont il est amené, nous font pencher à croire que c’est là une de ces conceptions de la muse arménienne qui étaient rangées dans la catégorie des chants appelés Ierk Vibaçanatz ou historiques. Autant le songe de Jacob, dans la Genèse, est beau de cette simplicité qui est le propre de l’esprit patriarcal, autant la pompe et la grandeur du génie oriental éclatent dans le songe d’Astyage. On dirait un reflet de cette teinte sombre qui plane sur les Visions apocalyptiques d’Ézéchiel et de saint Jean, une émanation de ce même ordre d’idées qui a enfanté les monumens de la civilisation assyrienne, tels qu’ils se sont montrés a nos regards dans ces derniers temps, arrachés du sein de la terre qui les recélait depuis tant de siècles.


« Un grand danger menaçait alors le Mède Astyage, par suite de la coalition de Cyrus et de Tigrane. De l’extrême agitation des pensées qui l’obsédaient sortit, pendant le sommeil de la nuit, un songe, une apparition où il vit ce qui jamais, en état de veille, n’avait frappé son regard, ce que ses oreilles n’avaient jamais entendu. Réveillé en sursaut et sans attendre que l’heure fixée par le cérémonial ait ramené le moment du conseil, car il restait encore bien des heures de la nuit à s’écouler, il appelle les grands de sa cour, et, le visage tristement incliné vers la terre, il laisse échapper du fond de sa poitrine de sourds gémissemens. Comme ses conseillers lui en demandaient la cause, il reste très long-temps sans répondre ; enfin il entreprend, en soupirant, de leur tout dévoiler, les pensées et les soupçons nés dans le secret de son cœur, et les détails de l’horrible vision qui s’était révélée en lui. Il m’a semblé, dit-il, ô mes amis, que je me trouvais aujourd’hui dans une contrée inconnue, auprès d’une montagne qui s’élevait à une hauteur considérable, et dont la cime apparaissait