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posséder. À cette première abstraction, base du monument, s’en joint une seconde, qui achève de débarrasser de tout obstacle le terrain nécessaire à sa construction. L’économiste spéculatif traite l’univers entier comme il a traité l’individu. La distance d’un lieu à un autre exige, pour être parcourue, la dépense d’un certain temps : cette dépense est un obstacle économique ; l’école spéculative le lève en supprimant ses deux causes, les deux grandes lois de la nature physique, l’espace et le temps. De même le monde est divisé en nations jalouses et en marchés rivaux les uns des autres, marchés et nations dont la rivalité et la jalousie s’opposent au plus grand rendement et à la meilleure distribution concevables du travail et de ses produits : l’économiste spéculatif ne tient pas plus de compte du phénomène des nationalités, de quelque hauteur qu’il domine l’existence de l’humanité, qu’il n’a tenu compte du monde matériel. On voit d’ici la suite du système. Abandonnés dans le vide à toute leur puissance de développement, les élémens économiques manifestent, sous le regard du spéculatif qui les contemple, des tendances exclusives et extrêmes qui n’ont aucun rapport avec celles qu’ils révèlent dans la nature et dans la société. C’est de l’étude abstraite de ces tendances observées ainsi à l’état libre que résulte l’économie spéculative. Reste à dire quelle valeur a cette théorie aux yeux de ses partisans et à quel usage ils la destinent. Sa valeur n’est rien moins que celle d’une science de démonstration. « Ses conclusions, dit M. Mill, ne sont vraies qu’en abstrait et dans certaines suppositions ; mais c’est le cas de toutes les sciences abstraites, et cela n’empêche pas leurs théorèmes d’être inébranlables. Quant à l’usage de ces vérités enfin, quelque éloignées qu’elles soient des habitudes de l’univers réel, social et physique, ce qui n’a rien de surprenant, puisqu’elles sont nées en dehors de toute observation et même de tout souci de cet univers, il peut devenir aussi fécond qu’il est sublime. La science économique pure et chacune des formules qu’elle découvre sont, pour l’économie pratique, un idéal que celle-ci sans doute n’atteindra jamais, mais vers lequel elle doit tendre toujours, car elle peut s’en rapprocher sans cesse, si bien qu’un jour viendra peut-être où le monde économique réel ne se distinguera plus qu’à peine du monde merveilleux, sans espace, sans distances, sans durée, sans nations, dans le libre éther duquel se jouent, aux yeux de l’économiste spéculatif, les puissances aujourd’hui enchaînées par tant d’entraves de la production et (le la distribution de tous les biens.

Tel est en abrégé, mais aussi exactement décrit que possible, d’après le maître contemporain le plus universellement estimé de l’école anglaise, l’état nouveau auquel cette école entend élever l’économie politique. Un pareil mouvement de la science économique dans le pays où elle est née, où elle n’a cessé, depuis son origine, d’être dans le plus grand honneur, où pendant près d’un demi-siècle elle avait suivi une