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attira d’autres plus dangereux en s’attaquant aux jésuites avec toute la passion d’un Italien qui, dans son enfance, avait entendu raconter à l’illustre Mascagni comment à Sienne, peu avant la bataille de Marengo, certain cardinal avait fait ou laissé brûler vifs quatorze mauvais chrétiens soupçonnés de vouloir du bien au premier consul Bonaparte[1]. M. Libri voyait partout des jésuites. Jésuites en robes longues, jésuites en robe courte, il frappait sur tous impitoyablement. Irrité de je ne sais quelles attaques insérées dans le journal de l’École des chartes, il crut toute l’école infectée de jésuitisme. Il était alors le secrétaire et le membre le plus actif d’une commission instituée par M. Villemain pour rédiger un catalogue des manuscrits existant dans les bibliothèques de France. On assure qu’il déclara devant cette commission qu’il ne se mêlerait plus de ses travaux, si un seul élève de l’École des chartes était employé à la rédaction du catalogue. Si le fait est exact, M. Libri eut grand tort de rendre toute une école responsable des griefs qu’il avait contre quelques-uns de ses membres. Pour moi, je trouve même qu’il eut tort surtout de croire qu’on ne pouvait être jésuite et bon paléographe. L’important, c’est qu’on sache son métier.

Riche d’ennemis parmi les savans, les érudits et les dévots, il ne restait plus à M. Libri que de se procurer des ennemis politiques, et c’est à quoi il ne manqua point. La France était pleine de réfugiés, parmi lesquels il y avait sans doute beaucoup d’hommes honorables, mais aussi nombre de ces gens qui, mal avec toutes les polices du monde pour une foule de motifs, trouvent commode de se dire les martyrs de leurs opinions. M. Libri, qui jamais n’a pu voir un misérable sans lui offrir sa bourse, voulait qu’on fît cependant quelque différence entre les réfugiés honnêtes et les autres. Je le vis un jour fort en colère d’avoir été attrapé par un Romagnol à qui il avait demandé le récit de ses malheurs, bien entendu après lui avoir fait la charité. — Ho ammazat’ un’ gatt', j’ai tué un chat, dit le réfugié. M. Libri crut d’abord qu’il s’agissait du chat d’un cardinal, et trouvait le cas véniel ; mais, en causant avec son homme, il ne tarda pas à découvrir que, dans la Romagne, les libéraux appelaient chat tout employé du gouvernement ’tenant de près ou de loin au gatt’ par excellence, le légat du saint-père. Le chat victime de la politique était un gendarme assassiné par derrière. En France alors, maintes gens trouvaient beau qu’on tuât ainsi des soldats qui font leur devoir. Plusieurs journaux prêchaient la guerre aux chats en Italie et ailleurs. M. Libri ne partageait pas cette manière de voir, et, bien qu’il souhaitât ardemment l’émancipation de l’Italie, il pensait qu’on n’obtiendrait des réformes qu’en faisant appel

  1. Mascagni, qui devait figurer dans cet autodafé, fut sauvé par un paysan qu’il avait guéri de la fièvre.