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pourquoi on le traita de modéré tant que les Autrichiens furent loin, et de démagogue forcené quand ils approchèrent.

Après avoir couru quelques dangers avec les Autrichiens et avec les libéraux, force lui fut de revenir en France chercher un asile. En Toscane, ses biens avaient été mis sous le séquestre, et l’on n’avait laissé à sa mère qu’une modique pension. Cependant cette femme courageuse et dévouée, s’imposant mille privations, engageant sa dot et toutes ses ressources, trouva dans son abnégation admirable le moyen de satisfaire aux besoins de son fils et même aux manies du bibliomane, à peine interrompues par la politique. La réputation de M. Libri parmi nos savans était dès-lors si bien établie, qu’ils lui réservaient pour ainsi dire sa place à l’Institut. « Vous ferez plus de mal aux Autrichiens à l’Académie que dans la rue, » lui disait M. Poisson. Ce fut à qui s’emploierait pour lui obtenir des lettres de naturalisation, et alors il trouva autant d’amis à Paris qu’il y compta d’ennemis dans la suite. Il devint citoyen français en 1833 et, la même année, membre de l’Institut, dans une élection où, sur cinquante-trois voix, il en obtint trente-sept. L’année suivante, il fut nommé, à la Faculté des sciences, professeur de calcul des probabilités, puis, au Collège de France, suppléant de M. Lacroix. Bientôt après, il lui succéda. Peut-être n’est-il pas superflu de rappeler que le respectable M. Lacroix voulait céder à son suppléant la moitié de son traitement et que M. Libri s’y refusa toujours.

Dès que M. Libri eut atteint la position la plus élevée où puisse aspirer un savant dans notre pays, il eut une guerre sourde à soutenir contre un certain nombre de candidats désappointés et de rivaux de mauvaise humeur. Baisser la tête, se faire oublier, toucher son traitement avec exactitude, c’eût été sans doute le meilleur parti à prendre ; mais M. Libri se sentait bec et ongles et avait du goût pour la polémique. Il y apporta beaucoup plus d’esprit que de ménagement et n’épargna pas les épigrammes à ceux qui étaient en possession d’en distribuer aux autres. Vous n’avez pas oublié, monsieur, l’effet produit par quelques articles de la Revue, dont sans doute vous regrettez aujourd’hui comme moi la publication. Le mal fut que M. Libri mit souvent les rieurs de son côté. Ses adversaires avaient l’imprudence d’aller le provoquer sur le terrain de l’érudition. L’Académie des sciences s’occupait beaucoup des pluies de crapauds, et quelques mathématiciens se complaisaient à entretenir la compagnie de ces averses effrayantes, alléguant de nombreuses citations de seconde main et garantissant la véracité d’auteurs dont ils venaient d’apprendre les noms. M. Libri leur enleva cette gloire facile en leur citant une pluie, bien attestée de boeufs. Le docte corps laissa là les crapauds, mais trouva fort mal qu’on fit rire le monde aux dépens des anciens.

Ce n’était pas assez d’avoir des ennemis dans la science, M. Libri s’en