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je crois une confrontation fort difficile. En effet, tout le monde sait que, pour effacer un trait avec un grattoir, on racle le papier tout autour de ce trait. Plus le grattage sera fait habilement et plus le papier sera délicatement écorché à une certaine distance, en sorte qu’on n’aperçoive pas de différence de niveau brusque dans la surface du papier. J’ai dit la confrontation difficile, je la maintiens impossible dans ce cas. En voici deux preuves pour une. — Le juge saisit au domicile de l’accusé des feuillets du livre des épigrammes de Pamphilo Sasso, qu’il appelle l’Epigrammatum Pamphyli, erreur excusable, car ces noms, tirés du grec, sont très difficiles à décliner. Il trouve sur les feuillets susdits une trace d’estampille parfaitement égale à un des timbres de la Mazarine, et il en conclut que l’Epigrammatum en question a été volé par M. Libri ; mais il se trouve que ce livre cru volé existe encore à la Mazarine, à sa place, avec son estampille. Je l’ai vu et touché ; vous pouvez le demander sous le n° 953[1]. — On constate encore la trace d’une estampille sur un livre manquant à la Mazarine et vendu par M. Libri en 1847, c’est l’Origine des Proverbes populaires par Fabritii, que le juge appelle familièrement de son prénom, Aloïse Cinthio. M. Libri offre de prouver qu’il a acheté son exemplaire d’un Italien nommé Salvi. On refuse de voir le reçu de Salvi. « Bah ! dit-on, c’est un pauvre diable qui a quatre-vingts ans et qui n’a pas le moyen d’acheter des livres rares[2]. » Et l’on garde le Fabritii. Mais voilà que M. Jubinal trouve le véritable Fabritii, avec l’estampille de la Mazarine non grattée, dans le British Museum, parmi la collection léguée par le feu roi George III, en 1827, à cet établissement. Cela est fâcheux pour tout le système de preuves tirées de la confrontation des estampilles. Ce qui est plus fâcheux, c’est que les conservateurs du British Museum ne manquent pas de montrer le Fabritii à tous les Français et de les féliciter de posséder des connaisseurs si habiles.

Pour en finir avec les estampilles, j’ajouterai qu’il est extrêmement fréquent de rencontrer chez les libraires et les bouquinistes des livres avec l’estampille d’une bibliothèque publique, achetés loyalement et en vente publique. Les uns proviennent des ventes faites par les bibliothèques elles-mêmes, qui se défont de leurs doubles ou qui font des échanges ; d’autres, perdus depuis nombre d’années, vont errant d’étalage en étalage, sans que personne les réclame. Je vois, dans l’acte d’accusation, que des feuilles portant l’estampille de la bibliothèque de Lyon ont été trouvées au domicile de l’accusé ; mais on a reconnu que les volumes dont on les croyait enlevées existaient intacts à Lyon. Pendant l’instruction, M. Libri fit ramasser en quelques jours, chez

  1. Voyez la Lettre de faire part de M. Libri.
  2. Je vois, sur le catalogue de la vente Reina, que M. Salvi, malgré son grand âge, avait acheté pour près de 1,200 francs de livres.