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pris un saint Jean pour un dix, et le mot a fait fortune. L’erreur est tout bonnement impossible de la part des experts ; et il est évident qu’ils ont travaillé à autre chose qu’à cette partie de l’enquête ; mais ils ont le droit de se plaindre du juge qui les a compromis. Les Anglais, qui ne rient guère, ont appris cette méchante plaisanterie. L’année dernière, on me présentait à un gentleman qui possède une belle bibliothèque. Lui, croyant que je n’entendais pas sa langue, se permit de demander à mon introducteur si j’étais de ces messieurs qui prennent des saint Jean pour des dix. J’eus beaucoup de peine à lui persuader que, pour les erreurs d’un juge mal infarinato d’érudition, il ne fallait pas accuser une école illustre de ne pas connaître la plus fréquente des abréviations.

Pour un Français, monsieur, il est fort désagréable d’entendre l’opinion des étrangers sur toute cette affaire. Ces Anglais sont si formalistes, qu’ils ne comprennent pas comment on peut accuser un homme d’un crime imaginaire. Ils vous demandent toujours où est le corpeuss dilectaï, par quoi ils veulent dire, je crois, le corps du délit. Ils disent qu’on poursuit M. Libri avec acharnement et mauvaise foi. Eh ! non, messieurs, avec distraction, avec étourderie, voilà tout. On part de l’hypothèse que M. Libri est un voleur, hypothèse produite par un anonyme ou un pseudonyme, nous dit l’acte d’accusation. Ces sortes de témoins étant fort considérables, on est tout disposé à croire au pire. Sur le catalogue de vente de M. Libri, on trouve cinq ouvrages inscrits au catalogue de la Mazarine, et on crie qu’il les a volés. — Observez, monsieur, qu’il est difficile de se défendre d’une accusation dépourvue de toute preuve. Si je disais que vous m’avez pris Iohannes Bridoison de arte citandi, in-fol. Venetiœ 1517, comment prouveriez-vous que vous n’avez pas pris un livre qui n’existe pas ? — Voilà M. Libri à compulser ses notes et ses factures. M. Silvestre a l’idée de demander aux bibliothécaires de la Mazarine s’ils ont bien perdu les cinq ouvrages incriminés ? Nullement, répondent-ils ; les voici. En effet, ils n’avaient bougé de leur place, comme je m’en suis assuré moi-même, conduit par M. Silvestre. Le plus singulier de l’affaire, c’est qu’un témoin nommé Maslon, gardien de la bibliothèque, a déposé qu’il avait vu chez l’accusé, où il battait des livres, un certain Pétrarque in-folio, qu’il a bien reconnu pour celui de la Mazarine. « J’ai parfaitement reconnu mon Pétrarque, dit-il, pour y avoir apposé moi-même notre estampille rouge, partie sur la marge, partie sur les caractères ! J’en ai fait l’observation à l’accusé, qui prétendit que le Pétrarque lui appartenait. » Dès le lendemain, dit l’acte d’accusation, le témoin n’était plus occupé à battre des livres (ni à mettre des estampilles, j’espère). — Or, le Pétrarque de M. Maslon existe toujours à la bibliothèque Mazarine, et il paraîtrait que la nouvelle estampille rouge, qu’il avait appliquée