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de l’acte d’accusation qui s’occupe, avant tout, de frapper l’esprit du lecteur par des insinuations contre l’accusé. Cette méthode est habile, et, dans mon ignorance de ce qui se pratique au palais, je ne me permettrai pas de la blâmer ; seulement je crois qu’il eût fallu rassembler, je ne dirai pas des preuves, mais des indices, pour autoriser ces attaques indirectes. Je trouve, par exemple, que le juge compte trop sur la simplicité du public, lorsqu’il prétend que M. Libri et sa mère étaient hors d’état d’acheter des livres, parce qu’il a lu dans des lettres de Mme Libri : Tu me ruines… tu devrais économiser jusqu’à un sol… Je mourrai à l’hôpital. Il paraît que M. le juge était dans sa jeunesse un garçon fort rangé, pour que sa mère ne lui ait jamais adressé de tels sermons. Mme Libri, qui ne vivait que pour son fils, avait plus que bien des mères le droit de lui adresser des reproches sur ses manies. Pour moi, je lui en ai connu deux au moins : celle des livres et celle de prêter ou de donner de l’argent à d’honnêtes gens qui ne lui en ont guère montré de reconnaissance. Conclure des phrases que je viens de citer que Mme Libri était dans le dernier dénûment, c’est, passez-moi le mot, un peu se moquer du monde. Je gagerais que, quelques lignes plus bas, Mme Libri ajoutait qu’elle lui avait acheté un Alde ou quelque vieux manuscrit, ou bien qu’elle lui expédiait une caisse de livres. Je n’aime pas à mettre le nez dans des affaires de famille, et c’est bien à mon corps défendant qu’on m’a pour ainsi dire forcé de lire des lettres de banquiers constatant que Mme Libri, malgré la misère où, selon l’accusation, elle aurait été réduite, a fait passer à son fils 54,000 fr. depuis 1832 jusqu’en 1848. On m’a fait voir d’autres pièces d’où il résulte qu’en 1842 elle achetait et payait de ses deniers sept cents volumes manuscrits de la collection du marquis Pucci pour la somme de 3,000 écus de Toscane, environ 18,000 fr. Je vous laisse à deviner si c’était pour elle. Quand on fait de semblables cadeaux, il est bien permis de gronder un peu. Au reste, à la façon dont les titres de livres italiens sont estropiés dans l’acte d’accusation, il est probable que le juge a fait quelques erreurs en traduisant les lettres italiennes saisies au domicile de l’accusé. Quand on lit si mal la lettre moulée, il est bien permis de se tromper sur les manuscrits d’une mère qui ne se piquait pas d’être calligraphe.

J’ai hâte de quitter ce sujet, et cependant il faut que je vous dise à quoi tendent les réflexions du juge sur la fortune de Mme Libri et celle de son fils. Il veut prouver que M. Libri n’a pu acheter les livres qu’il a vendus ou qu’on a trouvés, chez lui. Et voici comment M. le juge raisonne. La collection vaut 600,000 francs, donc elle a été achetée 600,000 francs. Quelle admirable logique ! Eh quoi ! M. le juge n’a donc jamais entendu parler de gens qui commencent un négoce avec