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dans un coin du grenier. Un jour que nous causions, quelques amis et moi, aux douteuses clartés du crépuscule, il se fit un bruit singulier, comme le froufrou d’une robe de soie, — robe ecclésiastique, — circulant au milieu de notre petit cercle, et si proche de nous qu’elle semblait balayer le bois de nos fauteuils. Cependant personne ne vit rien. Une besogne plus étrange encore était celle d’une servante-spectre qu’on entendait, en plein minuit, dans la cuisine, griller du café, préparer le dîner, repasser, — remplir enfin toute sorte de fonctions domestiques. — Et cela, sans que jamais, le lendemain, on ait retrouvé la moindre trace de ces nocturnes travaux. Quelque devoir négligé, — peut-être quelque surplis mal empesé, — troublait la pauvre fille au fond de sa bière, et la forçait à travailler ainsi, sans gages, dans la maison qu’elle avait jadis habitée. »

Ce sont là, bien entendu, des plaisanteries données comme telles, mais avec un accent de bonne foi qui en augmente singulièrement la valeur. Voulez-vous une description plus réelle, un paysage à la manière hollandaise, digne de Kuyp ou de Van-den-Velde ? vous le trouverez à quelques pages de là.

« . … Nous voici sur le bord de la rivière. On l’a bien nommée : la Concorde, rivière calme et reposée. Jamais courant plus paresseux ne roula sur un lit plus uni, et ne s’achemina plus lentement vers la mer, son abîme final, son éternité. J’ai vécu positivement trois semaines à côté de ce cours d’eau, sans savoir dans quel sens voyageaient ses ondes endormies. Jamais je ne lui ai vu un aspect tant soit peu vivant, si ce n’est par quelque belle journée resplendissante de soleil, lorsqu’une brise du nord-ouest tourmentait et ridait sa surface plombée. L’irrémédiable indolence de sa nature a heureusement soustrait la Concorde à l’esclavage où l’aurait réduite l’industrie humaine, qui a si souvent asservi le libre torrent, l’impétueuse cascade des montagnes. Pendant que tout, autour d’elle, est contraint de se plier à l’inflexible loi de l’utilité pratique, elle perd à son gré sa vie oisive et libre sans faire tourner un seul métier, sans même fournir à une seule meule la force nécessaire pour broyer les grains semés et mûris sur ses bords : la torpeur de ses allures ne lui permet nulle part une rive où les cailloux étincellent, nulle part même une étroite grève où le sable brille au soleil. Elle sommeille au sein de vastes prairies, caressant les longues herbes, baignant les branches épandues des sureaux et des saules, les racines dénudées des frênes et des ormeaux, les blocs informes des troncs d’érable. Des glaïeuls et des ajoncs croissent en paix le long de ses bords gâcheur. Le jaune lis d’eau y étale ses larges feuilles plates, et le nénuphar odorant, le nénuphar blanc, pullule sur la marge du courant assez loin de la rive pour échapper à la main qui voudrait le saisir. Il veut être conquis au prix d’un bain de pieds.

« On se demande avec surprise d’où cette fleur parfaite peut tirer son parfum pénétrant et sa grace candide, elle qui naît du limon sur lequel glisse la rivière lente, de ce limon où s’enfouissent l’anguille visqueuse, la grenouille tachetée, la tortue couleur de fange et qu’un lavage éternel ne saurait nettoyer. C’est d’ailleurs le même limon noir d’où le lis jaune tire sa vie souillée et son odeur malfaisante. Ainsi, du reste, rencontre-t-on dans la vie des êtres malheureux