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un maître d’école, et, par le fait, il a long-temps exercé cette profession. La femme, Martha Pierson, vient d’atteindre sa trentième année. Elle est maigre et pâle, comme le sont toutes les soeurs des communautés shakers, et ses vêtemens blancs, rappelant les plis du suaire, ajoutent à son aspect cadavéreux.

Cependant quelques anciens, au regard soupçonneux, insinuent que la gelée d’automne n’a pas encore assez blanchi la tête du frère Adam et de la sœur Martha. On craint le retour de ces ardeurs juvéniles qu’ils éprouvaient naguère l’un pour l’autre, car on sait que jadis ils s’aimaient d’un amour mondain et charnel. En effet, élevés à côté l’un de l’autre, arrivés ensemble à l’adolescence, Adam et Martha devaient être unis aussitôt que leur âge permettrait cette union, désirée par leurs deux familles ; mais, lorsqu’ils allaient voir couronner leurs longues et pures amours, des désastres de fortune mirent obstacle à cette réalisation de leurs voeux. Martha, elle, eût passé outre, se résignant à une pauvreté que l’affection de son époux lui eût rendue légère. Plus calme et plus prudent, même à cet âge où l’on ne calcule pas, Adam se résigna plus aisément au retard qui lui était imposé. Il s’éloigna, il travailla, il essaya de divers métiers, il apprit le monde et la vie. Martha, de son côté, tantôt couturière, tantôt garde-malade, tantôt maîtresse d’école, gagnait péniblement son pain, attendant toujours le retour de son fiancé. Les mois cependant succédaient aux mois, les années succédaient aux années, sans que la fortune adoucît ses rigueurs premières, sans que les deux jeunes gens néanmoins oubliassent la foi jurée. Chacun d’eux aurait pu s’enrichir par un mariage avantageux ; mais ils ne voulaient de bonheur et de richesse qu’à la condition de les partager l’un avec l’autre.

Adam fut le premier à se lasser d’une si longue attente. Une sorte de désespoir s’empara de lui. Il vint trouver Martha, et lui proposa de se réfugier avec lui dans une communauté de shakers. Le malheur pousse parmi ces sectaires autant de prosélytes que le fanatisme, et les portes de la société s’ouvrent sans aucune enquête sur les motifs qu’on peut avoir d’y frapper. Martha avait juré de suivre, partout où il voudrait la conduire, le fiancé de sa jeunesse : elle tint fidèlement sa parole. Chacun d’eux, dans cette communauté où l’intelligence était plus rare que le zèle, se fit peu à peu remarquer Adam par son aptitude à l’administration temporelle du domaine indivis, Martha par l’accomplissement des devoirs et l’exercice des fonctions qui sont le partage des femmes.

Tels sont les successeurs qu’Éphraïm s’est choisis. Le vieillard moribond veut leur remettre la direction de la communauté. Il veut qu’Adam devienne le père, et Martha la mère des shakers de Goshen.