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gardent une immortelle rancune à qui voulut jadis le leur faire subir, et c’est les flatter dans leur haine vivace que de répéter contre les tyrans disparus la malédiction traditionnelle. Tempérament singulier que ce tempérament américain ! On comprend que ces rudes citoyens soient restés libres, et on ne pressent pas trop comment ils cesseraient de l’être. Leur nature obtuse et raide ne sait pas, comme la nôtre, se plier aux circonstances et « accepter les faits accomplis. »

Outre le côté politique, il y a aussi dans les contes d’Hawthorne le côté moral et philosophique ; ce n’est pas le moins digne d’intérêt. Les religions positives, leurs rites, leurs formules, leurs règles étroites ne vont guère à cette nature indépendante ; le romancier démocrate les regarde volontiers d’ailleurs comme les complices de la tyrannie politique : c’est là l’idée dominante d’un de ses récits : Endicott et la Croix rouge ; il combat aussi en elles les dogmes austères qui vont jusqu’à étouffer les penchans légitimes, l’expansion nécessaire de notre nature mortelle. Ce dernier point de vue est le fond d’une courte nouvelle, les Fiançailles du Shaker, qui nous paraît mériter d’être analysée rapidement.

Le père Éphraïm, le président des anciens, le directeur spirituel et temporel des shakers (trembleurs) établis à Goshen, malade depuis quelque temps, sent la mort approcher. Il a convoqué autour de lui les principaux de la secte, accourus à sa voix, ceux-ci de Lebanon, ceux-là de Canterbury, de Harvard, d’Alfred, de vingt autres districts fertilisés par les travaux de ces rigides pionniers. Ils ont pris part à la grossière abondance des festins ordonnés pour cette rencontre, vidé mainte cruche de ce cidre shaker qui jouit d’une réputation si étendue, et se sont joints aux danses sacrées dont chaque pas, détachant ces enthousiastes des choses terrestres, doit les transporter vers la région supérieure de la pureté, de la félicité éternelles. Il s’agit pour le père Éphraïm de résigner entre les mains les plus dignes le symbole de son autorité patriarcale, le bâton de commandement, qui, vaillamment porté pendant quarante années, va bientôt échapper à ses mains défaillantes. Devant lui, devant son fauteuil de malade, un homme et une femme ont été appelés à comparaître. Éphraïm engage les anciens, ses collègues, à scruter leur physionomie, à démêler, avec cette perspicacité profonde qui les caractérise, les bons et mauvais côtés de leur nature, car c’est à cet homme, c’est à cette femme qu’il veut céder l’autorité dont il est investi ; ce sont eux que l’esprit intérieur lui a désignés. Son choix, par hasard, serait-il mauvais ?

L’homme, Adam Colburn, est dans la force de l’âge. Son front hâlé porte l’empreinte des travaux rustiques ; de longs soucis y ont creusé d’ineffaçables sillons. Sa physionomie est froide et sévère, son attitude imposante et rigide. Au premier abord, on est tenté de le prendre pour