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regards humains, et persista dans sa bizarre résolution jusqu’à sa mort, survenue dans les dernières années du XVIIIe siècle. Hawthorne a donné un sens tout différent à ce voile noir si obstinément porté. M. Hooper, son héros, n’a tué personne, et, parmi ses paroissiens, effrayés de cet étrange parti pris, aucun ne saurait en imaginer le motif. Leurs conjectures, leurs soupçons, le malaise où les jette cette métamorphose de leur pasteur, l’horreur et la crainte qu’il finit par leur inspirer, et l’espèce de répulsion que le digne ministre éprouve à la longue, lui aussi, pour la sinistre barrière qu’il a étendue entre lui et le monde ; la tentative désespérée que risque sa pauvre femme effarouchée pour pénétrer ce mystère ; la peur qu’elle ressent lorsqu’elle voit M. Hooper bien décidé à porter jusque dans le tombeau ce crêpe fatal ; la séparation des deux époux, amenée par cette unique raison d’incompatibilité conjugale ; l’isolement qui se fait peu à peu autour de l’infortuné ministre, et en même temps le prestige terrible qu’il doit à son voile noir ; la puissance de conversion que lui donne ce masque funéraire ; enfin, après une existence longue et méritante, son agonie, sa mort, toujours voilées, forment un récit très surprenant, très attachant, dont Hoffmann eût envié l’étrange fascination. Quant au mot de l’énigme, nous le trouvons dans les dernières paroles du prêtre moribond, qu’un de ses confrères adjure de révéler l’épouvantable crime dont il a semblé porter le deuil pendant toute sa vie.


« Pourquoi donc, s’écria-t-il, tournant sa face voilée vers le cercle formé par les pâles assistans, pourquoi donc trembler devant moi seul ?… Tremblez donc aussi en vous regardant l’un l’autre !… Est-ce seulement à cause de mon voile noir que les hommes ont évité ma présence, que les femmes m’ont refusé leur pitié, que les enfans, en criant, ont fui mes caresses ? Ce qui a rendu si terrible ce simple lambeau de crêpe, n’est-ce point le mystère dont il est le symbole à moitié compris ? Eh bien ! quand l’ami aura livré à son ami, — ou l’amant à sa bien-aimée, — le véritable fond de son cœur ; lorsque l’homme aura cessé de chercher vainement à éluder le regard du Tout-Puissant, et de thésauriser, dans le secret de son ame, les souillures immondes du péché, — alors, pour ce voile que j’ai toujours porté, avec lequel j’ai vécu, avec lequel je meurs, vous pourrez m’envisager comme un monstre… Mais, en attendant, je regarde autour de moi, et je vois, hélas ! sur chaque face un voile noir !… »


Arrivons à la singulière escapade de l’honnête bourgeois dont nous parlions. Est-il bien vrai d’abord qu’un homme du nom de Wakefield ait jamais quitté sa femme ? Peu nous importe, et au romancier moins encore. Il a lu cette anecdote dans quelque vieux lambeau de journal cela lui suffit pour y croire, et, une fois admise par son esprit, cette bizarrerie le tourmente. Il voudrait s’en rendre compte, il voudrait pénétrer le sens de cette excentricité mystérieuse. Wakefield a quitté sa femme pendant vingt ans, pendant vingt ans il a vécu à quelques pas