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humoriste qui prend plaisir à aiguillonner de mille manières le paisible tempérament de son pays, qui prétend s’élever par l’ironie au-dessus de toutes les croyances, qui se fait un jeu de déconcerter la critique, et qui, en persiflant les démocrates, a pourtant le droit de répondre à leurs attaques avec une indignation comique : « Tu mens, Brutus ; tu mens, Cassius ; tu mens aussi, Asinius ! »

Une telle ironie n’était-elle pas trop prolongée ? N’y voyait-on pas désormais un parti pris et un rôle arrangé à l’avance ? Cette sympathie cachée que nous avons essayé çà et là de mettre en lumière sous tant d’irrévérences sans nombre, l’auteur l’avait-il gardée intacte ? n’avait-il pas altéré en lui bien des trésors charmans ? n’avait-il pas détruit bien des promesses ? On s’adressait encore toutes ces questions, lorsqu’on apprit que M. Henri Heine, cloué depuis plus de trois ans sur son lit de douleur, frappé de paralysie, presque aveugle, venait de terminer un nouveau recueil de vers et allait prendre congé du public.

Que d’émotions dans cette seule annonce ! Malgré tant d’inimitiés amassées contre lui, l’auteur du Livre des Chants est toujours le poète favori de cette Allemagne qu’il a si cruellement agitée. De Berlin ou de Francfort, de Vienne ou de Munich, aucun de ses confrères ne venait à Paris sans aller frapper à la porte du poète mourant, sans s’informer au moins de ses projets, de sa pensée, de ses vers, des inspirations qui le consolaient et qui l’aidaient à défier les tortures du corps. On disait avec quelle sérénité victorieuse il regardait la mort en face ; on admirait ce courage de l’esprit, on s’étonnait de cette fermeté de caractère à laquelle on croyait peu jusqu’alors, et que lui-même il avait rendue douteuse par ses mille évolutions en tous sens. — Aristophane se meurt ! s’écriait un critique sévère, M. Adolphe Stahr, et il racontait en pleurant ses entretiens avec le poète.- Puis c’étaient des conjectures sans fin : où en est aujourd’hui, se demandait-on, la pensée du railleur ? Quels enseignemens lui auront apportés les années ? Que lui aura dit la mort assise déjà sur son chevet ? Est-il vrai qu’il ait renié les doctrines hégéliennes, qu’il ait tourné son esprit vers Dieu, qu’il se confie dans l’immortalité de l’ame ? La Bible l’a converti, assurent quelques-uns ; c’est Moïse qui est son héros et il s’est rattaché aux croyances juives, qu’il a tant de fois persillées. — Ainsi se croisaient les opinions, inquiétude chez les uns, espérance chez les autres, curiosité chez tous. Le poète mourant devait déjouer une fois de plus les prévisions du public. Ce qu’il a été dans les entraînemens de l’adolescence, il l’est encore aujourd’hui sous le regard de la fatale hôtesse. Le Romancero, c’est toujours l’ancien Henri Heine, celui des Reisebilder et du Livre des Chants, c’est toujours la vieille ironie des jours heureux, plus poignante seulement, puisque sans cesse elle prend la mort à partie et plaisante lugubrement avec la tombe. Si quelques accens nouveaux