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se font entendre ça et là comme une plainte étouffée, il faudra une volonté attentive pour en saisir le sens à travers le carillon des notes joyeuses.

La préface du Romancero est un de ces imbroglios humoristiques dont l’auteur a été un peu prodigue. Le poète adresse ses adieux à ses lecteurs et fait publiquement sa profession de foi philosophique et religieuse. Adieux étranges ! étrange profession de foi ! La douleur qu’il éprouve est sincère, car, à force d’etre en relations avec le public, il avait fini par le regarder comme un être raisonnable. Une autre chose l’attriste encore la comédie est finie, la toile tombe, le théâtre va fermer ses portes ; que deviendront toutes les marionnettes qui jouaient si plaisamment leurs rôles entre ses mains ? que deviendront celui-ci et celui-là ? On sait que les noms propres ne coûtent rien à M. Henri Heine. Ces pauvres marionnettes ! il veut au moins, avant de se séparer d’elles, réparer le tort qu’il a pu leur causer. Il rétracte donc maintes accusations injustes dont il s’est rendu coupable, et il fait sa paix avec ses ennemis le plus sérieusement possible. Ces affaires mises en ordre, il est bien temps qu’il se réconcilie avec la Divinité.

« Oui, si j’ai fait ma paix avec la créature, je l’ai faite aussi avec le Créateur, — et cela au grand scandale de mes amis les philosophes, qui m’ont reproché amèrement d’être retombé dans la vieille superstition : c’est ainsi qu’ils nomment mon retour à Dieu. D’autres, dans leur intolérance, se sont montrés plus durs encore. Tout le haut clergé de l’athéisme a prononcé sur moi l’anathème, et il y a de fanatiques prêtres de l’incrédulité qui m’auraient volontiers soumis à la torture pour m’arracher l’aveu de mes hérésies. Heureusement, les seuls instrumens de torture dont ils disposent, ce sont leurs écrits. Sans torture, d’ailleurs, j’avouerai tout. Oui, je suis revenu à Dieu, comme l’enfant prodigue, après avoir long-temps gardé les pourceaux avec les hégéliens. Est-ce la misère qui m’y a poussé ? C’est un motif peut-être moins misérable. Le mal du pays, le mal du ciel s’est emparé de mon ame et m’a emporté à travers les forêts et les ravins sur les cimes les plus glissantes de la dialectique. J’ai rencontré en chemin le dieu des panthéistes, mais je n’ai pu en faire usage. Ce pauvre être chimérique est mêlé au tissu de l’univers ; c’est dans la matière qu’il a grandi, qu’il est emprisonné, et il est là, sans force, sans volonté, qui nous regarde en bâillant. Pour avoir une volonté il faut être une personne, et pour manifester cette volonté, il faut avoir ses coudées franches. Si donc on aspire à un Dieu qui puisse être secourable, — et c’est là la chose essentielle, — on est bien obligé d’admettre un Dieu personnel, supérieur au monde et doué des saints attributs, bonté, sagesse et justice infinie. Alors l’immortalité de l’ame nous est accordée par-dessus le marché, comme ces os que le boucher, quand il est satisfait de ses chalands, jette gratis dans leur panier. Ces os, en style de cuisine, s’appellent à Paris la réjouissance, et l’on en fait d’excellens consommés qui récréent et réconfortent singulièrement le pauvre malade abattu. Que je n’aie point refusé une réjouissance de cette nature, que j’y aie bien au contraire pensé sans cesse avec bonheur, tout homme sensible le comprendra. »