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eût été ajournée par la victoire ; mais il ne la reniait pas. En admirant l’empereur, il n’aimait pas l’empire tout guerrier et absolu ; et il croyait ce régime glorieux, mais violent, condamné à périr, s’il ne se réformait. Pour lui, Turgot était le ministre regrettable, et Thomas le libre penseur honnête homme ; et, malgré la distance où son esprit si juste laissait l’emphase doctorale trop fréquente dans le XVIIIe siècle, le fond des choses à ses yeux rachetait les torts de la forme. Il ne se fit donc pas faute de répondre que, dans l’éloge de Marc-Aurèle, le héros et même le panégyriste n’étaient pas une mauvaise étude pour l’imagination de la jeunesse. « Les Antonins, disait-il, ont donné soixante ans de bonheur au monde, et Marc-Aurèle est leur type le plus grand et le plus pur. Cette peinture du bien-être de tant d’hommes par la volonté d’un seul, cet enthousiasme de grandeur morale mêlé au pouvoir suprême, est un spectacle salutaire à tous, et qui, certes, ne nuit pas à l’obéissance. L’empire d’un tel prince, rigoriste de vertu sur le trône, est la meilleure apologie de cette puissance illimitée que commande parfois l’état du monde. Il est bon qu’elle soit placée à cette hauteur. Nulle autre forme de gouvernement à la même époque n’aurait pu faire autant de bien, suspendre autant de maux, et mieux mériter du genre humain. Marc-Aurèle ne fut pas seulement un sage sur le trône ; il fit la guerre en habile et heureux général. Il frappa d’un grand coup les Barbares, comme Marius deux siècles auparavant. Il tint en soumission tout le Nord, campa sur le Danube durant plusieurs hivers, il y était quand la mort le surprit, et rien à cette mort ne fut ébranlé dans l’obéissance des peuplades vaincues et dans la paix si bien établie de l’empire. Si Tacite a exagéré contre le pouvoir des Césars, la vraie réponse à lui faire, c’est le règne de Marc-Aurèle. »

« Là, là, dit l’empereur en riant ; il ne faut décourager personne ce règne patriarcal des Antonins sera la retraite de nos vieux jours. Vous savez mon goût passionné des détails et le plaisir que j’aurais, après la guerre, à faire pénétrer partout l’industrie et le bien-être. En attendant, nous vous mènerons plus loin que votre empereur modèle n’est allé. Nous couvrirons Vienne sans y stationner, nous, et nous jetterons nos têtes de ponts non pas sur le Danube seulement, mais sur le Niemen, le Volga, la Moskwa, et nous refoulerons pour deux cents ans la fatalité des invasions du Nord. C’est bien là aussi, mon cher Narbonne, un service rendu à l’humanité. Du reste, je : ne vous tiens pas quitte, et je vous ai pris en flagrant délit de philosophie sentimentale, vous, homme d’expérience comme de cœur, et qui avez vu la révolution. Je connais bien cet éloge de Marc-Aurèle qui a été une des œuvres d’avant-scène de nos réformateurs philosophes. Fort jeune, je l’ai entendu vanter et déclamer au représentant Fréron, quand il était proconsul dans le Midi. Cela me semblait très sonore ; mais ni l’écrivain,