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jour, c’était l’Académie des sciences morales et politiques. L’affluence était nombreuse, il n’y manquait guère que des membres de l’Institut, qui étaient loin d’être tous à leur poste. Outre la distribution des prix annuels de l’Académie des sciences morales, M. Mignet, dans cette séance, avait à faire entendre une de ces notices où il excelle, consacrée à la mémoire de M. Droz. Quelle étrange fortune que celle de l’honnête M. Droz ! Tout distingué qu’ait été cet homme de bien, jamais, à coup sûr, son nom n’a fait autant de bruit que depuis sa mort, Jamais il n’aura été l’objet de plus de panégyriques publics. Voici déjà trois discours académiques auxquels il sert de thème. M. Mignet, il est vrai, a su trouver des traits nouveaux pour caractériser cette physionomie à demi effacée et inconnue de nos oublieux contemporains ; il a pénétré dans la réalité même de cette simple existence, et il s’est trouvé qu’il y avait tout un côté plein de charme et d’intérêt. La vie privée de M. Droz, ses relations avec ses contemporains du directoire et de l’empire, ses goûts, ses habitudes, ses systèmes, ont repris une sorte d’originalité nouvelle dans l’ingénieuse notice de M. Mignet, qui n’est qu’un témoignage de plus de cette diction nette, savante et animée, où l’esprit est encore plus dans les choses que dans les mots. La parole de l’éminent secrétaire perpétuel laissait parfois échapper des traits qui s’éloignaient quelque peu, à vrai dire, de M. Droz, mais qui n’en étaient pas moins avidement saisis. Comment parcourir cette existence, qui va du siècle dernier à la catastrophe de 1848, sans rencontrer à chaque pas sur sa route les applications vivantes et fortes ? M. Mignet se retrouvait tout-à-fait dans ses habitudes d’historien, quand il avait à suivre M. Droz dans ses récits et dans ses jugemens sur la révolution de 1789 ; mais ici peut-être ce n’était point absolument avec l’ancien académicien que M. Mignet avait affaire c’était bien plutôt, on pouvait le sentir, avec d’autres discours qui avaient retenti dans la même enceinte. M. Mignet s’est appliqué à relever l’image de l’assemblée constituante de 89 ; il s’est attaché à fixer de nouveau les limites dans lesquelles les transformations de la fin du siècle dernier peuvent être un bienfait. Hélas ! M. de Tocqueville, président de l’Académie, venait de le dire un moment avant : La révolution française est un événement qu’on ne peut juger encore, parce qu’il n’est point fini, parce qu’il dure toujours ; il faut attendre ses résultats pour savoir si c’est un progrès ou un désastre de la civilisation. M. Mignet a spirituellement repris M. Droz de son indifférence pour les formes politiques, en ajoutant que les formes avaient leur importance, quand elles s’adaptaient exactement et fidèlement à l’état d’un pays. Oui, sans doute ; mais alors elles ne sont plus purement des formes : elles font partie de la vie du pays, elles ressortent de ses traditions, de ses instincts, de ses besoins, — et l’ensemble de ces instincts, de ces besoins, de ces traditions, c’est la constitution même d’un peuple. Le malheur en France, ce n’est point d’avoir attaché un prix convenable aux formes politiques : c’est d’en avoir fait une chose artificielle, c’est d’avoir obstinément voulu plier la réalité aux formes plutôt que les formes à la réalité et aux mœurs. Nous avons eu toujours la haine de toute irrégularité, de toute dissonance venant déranger notre idéal constitutionnel et abstrait. En Angleterre, au contraire, le pays de la liberté par excellence, l’élément réel est partout, l’abstraction nulle part. La constitution est un peu de tous les temps, les irrégularités y abondent, les contradictions s’y pressent, et