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très honorable, mais pauvre, qui a souvent à lutter contre les nécessités de la vie. Il serait digne de l’autorité, et particulièrement de la direction des beaux-arts, d’encourager cet enfant, et de lui faciliter les abords d’une carrière difficile, où il est appelé à avoir de grands succès.

Un concert très intéressant, au bénéfice des pauvres allemands, a eu lieu le 28 mars dans la salle de Herz. Entre autres morceaux que nous y avons entendus, nous devons mentionner le trio en pour piano, violon et violoncelle de Beethoven, qui a été exécuté dans la perfection par MM. Hiller, Bazzini et Chevillard, et puis un concerto pour trois pianos de Sébastien Bach, morceau original et de la plus grande difficulté, qui a été fort bien rendu par Mme la comtesse de Kalergis, amateur distingué, par Mlle Clauss, dont le succès grandit tous les jours et fera le tour de l’Europe, et par M. Hiller, qui entend et qui exécute la musique de Bach comme s’il l’avait inventée. M. Hiller est un musicien consommé, un harmoniste de premier ordre qui a fait une étude particulière de l’œuvre immense du grand Sébastien Bach, dont il a la tradition. C’est que la musique de Bach ne doit pas s’exécuter comme celle d’Haydn, de Mozart et surtout de Beethoven, de Weber, de Mendelssohn et de Hummel. Bach est un génie à part, qui occupe une place unique dans l’histoire de l’école allemande ; il ferme l’ère des contrepointistes du moyen-âge, et il ouvre les temps modernes. C’est un sublime forgeron qui prépare pour ses successeurs tous les élémens de la musique moderne. Personne à Paris ne possède l’intuition du génie de Bach comme M. Hiller.

Un autre concert qui ne manquait pas d’un certain intérêt de curiosité est celui qu’a donné M. Gordigiani, le 3 avril, dans la salle de M. Herz, et dans lequel il a fait entendre une série de chants sacrés de sa composition. M. Gordigiani est un Italien de Florence, où il a publié depuis une vingtaine d’années un grand nombre de charmantes canzonnette, que les Russes, les Anglais et tous les voyageurs de distinction qui visitent incessamment ce beau pays, ont répandues en Europe. Dans ces petits pastels, où la muse de M. Gordigiani se plait à enfermer un épisode touchant, une simple histoire d’amour sans péripétie bruyante, on reconnaît la main d’un artiste distingué, qui a du goût, des idées ingénieuses, qu’il sait exprimer avec élégance. Ce n’est pas que M. Gordigiani ait le souffle mélodique très développé ni très varié dans ses combinaisons piquantes. Il tourne volontiers dans un cercle assez étroit, en évitant avec soin les notes caractéristiques, qui pourraient donner à sa phrase une allure franche et décidée. Dans ses accompagnemens d’une harmonie délicate et choisie, on retrouve certaines images, certaines modulations d’un caractère attristé, qui appartiennent évidemment à la manière de Schubert : c’est ainsi que, dans ce siècle de communications rapides entre les individus et les peuples, toutes choses tendent à se niveler, et que le frottement universel des idées fait disparaître chaque jour la physionomie native qui distinguait autrefois les différentes écoles de l’Europe. Je ne prétends pas dire que la petite épopée de M. Gordigiani soit dépourvue de caractère, et qu’il se soit approprié sciemment certaines cadences harmoniques dont Schubert fait un si fréquent usage ; mais il n’en est pas moins vrai que les canzonette du maestro toscan sont d’un genre un peu composite, et qu’au milieu d’une charmante mélodie qui exprime le regret adouci del tempo passato, ou bien le sourire épanoui d’una biondina sous un frais treillage,… on voit apparaître quelques gouttes sanguinolentes d’harmonie allemande.