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deux excellens chevaux de selle étaient à sa disposition. Pendant un petit voyage de plaisir au lac Fucino, à peu de distance de Subiaco, la comtesse jeta un regard d’envie sur une villa rustique située dans le paysage le plus pittoresque du monde ; Emilio demanda le nom du propriétaire cette villa n’était pas à vendre ; mais, au moyen d’un sacrifice d’argent, il en devint acquéreur, et il y installa sa femme, au retour de l’excursion au lac Fucino.

Si quelque régisseur habile et honnête eût administré les biens d’Emilio, il lui aurait trouvé trente mille livres de revenu ; son intendant ne lui comptait pas chaque année la moitié de cette somme. Antonia ne soupçonnait point que son mari se ruinait. Comment l’aurait-elle pu deviner ? Le comte, d’une gaieté inaltérable et d’une humeur charmante, n’avait pas un souci, Pourvu que sa femme fût heureuse, tout allait bien, et, quand il songeait à ses embarras d’argent, il se promettait de réparer les brèches de sa fortune en se livrant à quelque entreprise industrielle. Un de ces hommes à projets, qui passent leur vie entière à rêver des millions, proposa un jour à Emilio d’établir une raffinerie de sucre. C’était une affaire admirable. Les devis annonçaient des résultats prodigieux. Il ne s’agissait que d’acheter quelque vieux bâtiment dans le Transtévère et le matériel de l’exploitation. Le nom du seigneur comte ne devait point paraître ; on ne lui demandait que le capital de l’entreprise et l’usage de son influence pour obtenir la protection du barbier Gaëtano et l’autorisation de fonder ce bel établissement[1]. Emilio vendit une de ses terres, persuadé qu’un grand seigneur comme lui n’avait qu’à déroger pour gagner des monceaux d’or. Il fit un traité en commandite avec son homme à projets et deux ou trois autres personnes. L’affaire, mal conçue et mal menée, n’eut pas un instant de prospérité. Dès le commencement, associés, employés, caissier, contre-maîtres et ouvriers se volèrent réciproquement à qui mieux mieux. C’était un pillage. Emilio, en attendant ses bénéfices, augmenta son train de maison ; il ne mit pas une fois les pieds à la fabrique, et lorsqu’il apprit qu’au lieu de recevoir un dividende, il perdrait son capital, il raconta si gaiement la déconfiture de son entreprise, qu’Antonia n’en fut pas alarmée. Comme, à la suite de ce revers, les dépenses inconsidérées allaient croissant, la comtesse trouva que c’était trop de philosophie ; elle demanda un jour à son mari s’il ne jugeait pas opportun de s’amender un peu. Le comte lui répondit, en l’embrassant, que, l’amour et les préoccupations d’argent ne pouvant pas s’arranger ensemble, il la priait de n’y songer pas plus que lui, — et par obéissance elle n’y songea plus.

  1. Pendant le pontificat de Grégoire XVI, la protection du barbier Gaëtano n’était pas sans influence sur la conclusion et l’expédition des affaires.