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Après avoir répété vingt fois sans succès : Andiamo via ! Nicolò s’en alla seul à Velletri. Lorsqu’il revint le lendemain, Tancredi n’existait plus. Antonia, couchée sur le grabat, pressait étroitement son mari dans ses bras, et couvrait de baisers le visage du cadavre avec des transports de douleur. Il fallut l’arracher par force à cette occupation frénétique. Maître Nicolò fit enterrer précipitamment le défunt et se dépêcha d’emmener sa fille à Frascati pour y respirer l’air pur de son pays natal ; mais, en chemin, Antonia ressentit des frissons et des défaillances, signes précurseurs de la fièvre des marais. — Ne nous le dissimulons point, dit-elle, j’emporte avec moi le poison qui m’a ravi le plus aimable, le plus parfait des époux, et je dois m’en féliciter, puisque ce précieux poison va me conduire près de l’incomparable Tancredi. Nous vous attendrons ensemble, cher père. Ne vous désolez pas et vivez patiemment jusqu’au jour fortuné qui nous réunira tous trois.

— Au diable, s’écria Nicolò, le précieux poison, l’époux incomparable et le jour fortuné de ma mort ! Les filles sont ici-bas pour fermer les yeux aux pères, et non pour les aller attendre. Ne parle pas ainsi et commence par m’écouter : je vais t’apprendre à le connaître toi-même, car ton cœur est pour moi comme un livre ouvert. Tu as reçu du ciel une disposition à la tendresse qui ne te permet point de vivre sans aimer. Si l’objet de ton affection t’échappe, tu crois éprouver le froid de la mort ; mais qu’un autre objet se présente, et aussitôt la chaleur et la vie se réveillent avec l’amour. Nous n’en sommes pas à notre coup d’essai ; à moins d’avoir perdu la mémoire, il faut bien avouer que le pauvre Emilio, tout faux-monnayeur et galérien qu’il est devenu, a été, comme Tancredi, le plus adorable des humains. Ce n’est point à cause de leurs perfections que tu as aimé les deux maris ; ce sont tes caresses, ta passion, ton empire sur eux qui les ont façonnés doucement et changés en amans parfaits. Avant de tomber dans tes filets, ce n’étaient que des enjôleurs de filles. Pompeo, aussi bon que les autres, serait à cette heure le modèle des époux, s’il eût atteint sans accident le jour du mariage, et si les jaloux n’eussent point dénoncé ses fredaines de jeune homme. Tancredi n’était pas plus sage. Il eut plus de bonheur ou plus d’adresse, voilà tout, et j’ai ri dans ma barbe le jour qu’il se vanta de ses deux ans d’amour, d’attente et de silence. Laisse venir à toi les autres beaux garçons que ta jeunesse attirera. Une jolie femme est toujours sollicitée de s’amuser et de se distraire ; les consolations la viennent chercher à la maison. Regarde les jeunes gens, choisis avec tes yeux. Celui qui te plaira sera infailliblement un mari incomparable après un mois de mariage, fut-ce un homme faible comme Emilio, un libertin comme Pompeo, un cœur intéressé comme Tancredi. Quel qu’il soit, il t’aimera passionnément,