Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/463

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et par conséquent il acquerra toutes les perfections. Chasse donc les idées de mort, et obéis aux volontés de la nature, en vivant pour ton père, pour un nouvel époux et pour toi-même.

— Je ne veux point vivre, répondit la Frascatane avec emportement, je ne veux point qu’on me console. Peut-être suis-je telle que vous le dites ; mais, si vous ne vous trompez pas, combien je me réjouirai de quitter ce monde et d’emporter avec moi dans un pays meilleur mon amour pour le pauvre Tancredi ! Ah ! vous avouez que mes regrets ne sont pas en sûreté ici-bas, qu’on me solliciterait de me distraire, que je pourrais oublier mon Tancredi, et qu’un autre, un inconnu, me paraîtrait quelque jour aussi aimable que lui ! Cette idée me fait horreur, et vous avez eu tort de me la communiquer. Je n’attendrai pas ce moment détestable. Je m’en irai, je chercherai un refuge contre ma propre faiblesse et contre vos raisons de philosophe, et je vous montrerai dans ce livre ouvert, où vous lisez si couramment, une dernière page que vous ne connaissiez pas encore.

Maître Nicolò essaya vainement de revenir sur ses paroles et d’en adoucir le sens. Antonia l’écouta d’un air sombre et garda le silence. En arrivant à Frascati, elle se mit au lit avec la fièvre et ne s’en releva plus. Lorsqu’on lui demandait ce qu’elle éprouvait, elle répondait « Cela va comme je le désire. » On connut bientôt la gravité de son mal par les ravages que faisait l’épidémie dans les marais Pontins. Lorsqu’elle sentit que sa fin approchait, la Frascatane appela son père. — Pardonnez-moi, lui dit-elle, de me réjouir quand vous pleurez. Nous nous reverrons en des lieux où l’on ne donne plus de chagrin à ses amis. Ma dernière volonté est qu’on m’ensevelisse à côté du meilleur des hommes, de celui que j’ai tant aimé.

— Lequel ? dit le père.

— Pouvez-vous le demander ? reprit Antonia ; le seul bon, le seul tendre, le seul digne de mes regrets et de mon amour, le divin, le charmant Tancredi ! Quelques heures après, elle s’éteignit, en répétant tout bas, au milieu des prières les plus ferventes : — Dieu soit loué ! je meurs en chrétienne, et je vais le revoir !

Nicolò se conforma au dernier vœu de sa fille, en la faisant porter à Bocca-di-Fiume, où elle fut ensevelie à côté de l’homme unique, du seul bon, du seul tendre, du seul enfin qu’elle eût aimé. Le malheureux père revint ensuite à Rome. Son goût dominant l’empêcha de succomber à sa douleur, et le travail ; cet éternel consolateur du véritable artiste, rendit au maître tourneur la tranquillité d’ame que la philosophie promet avec de belles phrases, mais qu’elle ne donne point.


PAUL DE MUSSET.