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exclusive à laquelle l’imprudence de son père l’avait condamnée, donnez-lui- une éducation plus gymnastique, si nous pouvons nous exprimer ainsi, l’éducation d’une amazone au lieu de l’éducation d’un scholar, et vous la verrez tenter les aventures les plus périlleuses, se retirer au désert pour y fonder des royaumes, essayer des entreprises politiques et militaires à la façon de celles de lady Stanhope. Mais les circonstances, les mœurs de son pays, son éducation, la médiocrité de sa fortune, ne permirent pas à Marguerite Fuller de se lancer à travers ces périls ; toute cette force anormale qui était en elle ne trouva point, heureusement peut-être pour sa mémoire, à s’exercer ; elle resta toujours à l’état latent ; ne pouvant se répandre à l’extérieur, elle mina sourdement sa vie morale et fit de son existence une longue fièvre. Marguerite dut se borner au rôle de muse et d’Égérie. Ai-je bien dit ? Non, ces mots, qui réveillent à l’esprit l’idée de quelque chose de persuasif, de modeste et de doux, ne lui conviennent pas ; même dans ce rôle d’inspiratrice, elle trouve toujours moyen de faire sentir sa supériorité et sa puissance ; il y a de la magicienne en elle, plus encore que de la muse et de la fée bienfaisante : éloquente, orgueilleuse, douée d’une grande puissance d’attraction et de magnétisme moral, elle nous apparaît, au milieu de son cortège d’amis, de métaphysiciens, de poètes, de vieillards blanchis dans l’étude, de jeunes enthousiastes, de femmes curieuses de choses intellectuelles, comme la Circé du monde littéraire américain et de l’école idéaliste.

Il faut, pour comprendre le caractère de Marguerite Fuller, avoir reconnu ce point essentiel, l’esprit de domination. Toutes ses paroles, toutes ses actions émanent de cet esprit et tournent autour de ce point unique. Pour celui qui n’a pas saisi ce vice originel ou cette vertu innée, comme on voudra l’appeler, ce caractère est des plus compliqués, il est tout-à-fait inexplicable. Maintenant que nous connaissons ce qui fait le fondement de son caractère, nous nous bornerons autant que possible à exposer, et la leçon morale, s’il y en a une, sortira bien mieux d’une simple analyse que d’une discussion.

Toutefois, avant d’entrer dans l’analyse de ces curieux mémoires, nous dirons quelques mots encore sur ces mémoires mêmes, sur les rédacteurs et metteurs en ordre des papiers de Marguerite. Les éditeurs sont au nombre de trois : l’un est le propre cousin de Marguerite, M. James Freeman Clarke ; le second est un homme célèbre, Ralph Waldo Emerson ; le troisième, à défaut de célébrité personnelle, porte un nom illustre, celui de Channing. Nous ne leur ferons pas un reproche de leurs réticences à certains endroits, nous ne leur demanderons pas compte des secrets qu’ils ont retenus et des faits qu’ils ont cachés, mais nous sommes en droit de leur reprocher la méthode qu’ils ont employée dans la rédaction de ces mémoires et le style singulier