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prêtres catholiques qui ont entrepris d’annoncer aux Chinois les vérités du christianisme soient nécessairement condamnés à la dure existence dont Mgr Lavaissière semblait chérir les rigueurs : tous n’ont pas un si rude terrain à exploiter. Les néophytes dont le jeune prélat du Che-kiang avait à diriger la foi naissante étaient pour la plupart de pauvres pêcheurs avec lesquels il devait affronter sans cesse les flots troublés de l’océan et les émanations pestilentielles du rivage : il aimait à partager leurs périls, à partager surtout leur misère. Mgr Lavaissière, dont les missions eurent à pleurer la perte peu de mois après notre départ, avait, à l’âge de trente-quatre ans, conquis le pénible honneur de l’épiscopat par dix années de fatigues et de prédications. Sans cesse occupé à parcourir d’une extrémité à l’autre son immense diocèse, fuyant la vie douce et honorée qui l’eût attendu à Ning-po, il avait conservé, bien que souvent miné par les fièvres, une étonnante vigueur de corps et d’esprit. Quand nous admirions cette démarche martiale, ce pas infatigable, cette gaieté charmante qui souriait à toutes les intempéries du climat et semblait railler notre mollesse, nous étions loin de prévoir la catastrophe qui allait bientôt répandre le deuil parmi les chrétiens du Che-kiang.

Pour mieux recevoir les hôtes trop nombreux que lui envoyait la Bayonnaise, Mgr Lavaissière, nous l’avons dit, s’était réfugié avec le père Huc et le père Danicourt dans un bâtiment séparé du corps-de-logis principal. C’était là que les cuisiniers de la corvette, appelés par le digne évêque au secours de nombreux marmitons indigènes, s’occupaient déjà des apprêts d’un festin qui devait rassembler, dans le réfectoire de la chapelle française, les protecteurs des chrétiens chinois et les autorités de Ning-po. Puisqu’ils n’avaient point voulu se réserver d’autre asile, les lazaristes eussent peut-être mieux fait de coucher en plein air. Dans cette salle enfumée et ouverte à tous les vents, le père Huc dut regretter, je le crains ; les tentes de feutre de la terre des herbes et le kang[1] des auberges tartares. Pour nous que n’avait point endurcis à toutes ces misères la pénible existence des missions, nous maudîmes plus d’une fois le treillis qui décorait de ses lignes capricieuses les croisées de nos chambres, et nous passâmes une partie de la nuit à exprimer le regret qu’on n’eût point opposé à la bise le transparent obstacle du papier de soie appliqué d’ordinaire, à défaut de vitres ou d’écailles de placune, sur les découpures de ces pittoresques châssis. Les pâles rayons du jour ne vinrent point cependant troubler notre sommeil avant huit heures du matin. À peine fûmes-nous habillés que nous nous hâtâmes de demander, comme de vrais marquis de Molière,

  1. On appelle kang un vaste fourneau dans l’intérieur duquel on entretient un feu modéré. Dans la plupart des auberges de la Mongolie, c’est la voûte de ce fourneau qui sert de lit commun aux voyageurs.