Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/486

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ning-po, qui avait partagé avec. Hang-tchou-fou les bienfaits de la dynastie des Soung, ne pouvait supporter qu’impatiemment le joug de la dynastie mongole. Cette ville fut des premières à lever l’étendard de la révolte. Les conquérans tombèrent sous le glaive des rebelles ou rachetèrent leur vie au prix de leur liberté. On prétend qu’à dater de ce jour les descendans de ces fiers Tartares formèrent dans Ning-po une caste inférieure à laquelle le Chinois le plus pauvre eût refusé de mêler son sang. C’est à cette caste proscrite qu’appartenaient, dit-on, les coulis qui, depuis huit heures du matin, emportaient nos chaises d’un bout de la ville à l’autre. J’ignore si les parias de Ning-po ont gardé la mémoire de leur origine, mais j’avoue que les souvenirs de Koubilaï-khan et du grand général Pe-yen[1] traversèrent plus d’une fois ma pensée pendant que je hâtais la marche de mes porteurs. Pour venger ces Mongols de l’humiliation à laquelle ils sont descendus, j’aimais à me figurer leurs pères entrant, quelques siècles auparavant, dans les murs de Ning-po, la molle et voluptueuse cité, leur arc à la main, leurs flèches sur l’épaule, et foulant d’un pied barbare tout ce luxe efféminé des Chinois. Ce sont aussi des femmes mongoles, ces discrètes messagères qui à Ning-po se chargent d’appareiller les deux sexes et de former des unions sortables. Vous les rencontrez dans chaque rue courant d’un pas furtif à leurs graves affaires et portant sous le bras, pour signe distinctif, cette enseigne qui fait battre le cœur de toutes les jeunes filles à marier : un petit paquet bleu et blanc.

La chapelle catholique ne nous revif qu’au coucher du soleil. Pendant trois jours, nous nous dévouâmes à étudier les grandeurs et les misères de Ning-po. Les deux ou trois rues qui font l’orgueil de cette ville chinoise ne suffisent point pour lui mériter un rang à part entre les cités du Céleste Empire. À quelques pas de ces larges chaussées où la foule circule comme un fleuve dans un lit profond, on retrouve les ruelles tortueuses de Shang-hai et les cloaques qu’on croyait avoir fuis pour toujours. On s’irrite alors, on en veut à Ning-po de l’admiration que sa fausse splendeur a surprise, et l’on croit reconnaître dans ses rues un peuple plus hâve et plus scrofuleux, sur la façade et le seuil de ses maisons plus de traces de négligence et de souillures. Comment se défendrait-on en effet d’un sentiment de colère et de dégoût quand de hideux bourbiers encombrent les carrefours, quand l’engrais destiné à féconder les campagnes vous poursuit en tous lieux de ses miasmes infects, lorsque, — singulier outrage à la décence publique, — on peut rencontrer, non point dans les plus secrets replis des faubourgs, mais au milieu même de la ville, des fumeurs éhontés

  1. C’est ce général qui acheva presqu’à lui seul la conquête de la Chine, et dont les préceptes pourraient prendre rang à côté de ceux de Confucius. « N’aimez ni le vin ni les femmes, disait ce farouche Tartare, et tout vous réussira. »