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nous étions mouillés accourt sur le bord du fleuve une foule agitée de transports frénétiques. Des gongs, des cymbales, des trompettes déchirent l’air de leurs vibrations lugubres : les murs de Jéricho n’y résisteraient pas. Que se passe-t-il donc ? quel ennemi s’agit-il d’épouvanter ou de combattre ? — Eh ! ne voyez-vous pas le soleil qui pâlit et ce disque à demi rongé que le dragon céleste dévore ? — Oui, vous avez raison, une lueur blafarde a remplacé l’éclat du jour ; une large échancrure s’étend peu à peu sur l’astre sanglant dont les rayons s’éteignent l’un après l’autre. Ne vous découragez pas, braves Chinois ; sauvez l’astre qui éclaire les fils de Sem comme les fils de Japhet : le monde entier vous tiendra compte de cet important service. Et l’empereur Tao-kouang dans son palais, que va-t-il dire ? Quel avertissement pour le fils du ciel, pour l’unique gouverneur de la terre ! En haut, les astres perdent leur lumière ; en bas, la misère afflige le peuple. Quel empereur sincère ne reconnaîtrait à ces signes son peu de vertu ? Le dragon cependant ne lâche pas sa proie : du globe qui rayonnait tout à l’heure au sein de l’espace, il ne reste plus qu’un anneau lumineux qu’un dernier effort va faire disparaître… O terre abandonnée ! ô malheureux univers ! mais, que dis-je ? le jour renaît ; le soleil échappe aux étreintes du monstre ? Oui, le disque s’est agrandi, les feux de l’astre se sont rallumés ; victoire ! le soleil vit encore, et ce sont les Chinois qui l’ont sauvé ! Puisque les clartés célestes nous sont rendues, il ne nous reste qu’à marcher en avant ; aussi bien, qui sait si quelque astrologue malveillant ne pourrait pas nous impliquer dans cette affaire et nous représenter comme complices de l’attentat dont le flambeau du monde a failli être victime ? Nous levons notre ancre, et nos voiles nous entraînent. Au premier coude du fleuve, le courant nous prend en travers et nous jette sur la rive droite ; malgré cet échouage, deux heures après avoir appareillé, nous sommes devant Chin-haë.

Arrivés sous les murs de cette ville, nous laissâmes encore une fois tomber l’ancre. Il avait été convenu que M. Forth-Rouen viendrait nous rejoindre dans la soirée, et que nous sortirions du fleuve le lendemain. C’était, on s’en souvient, pour visiter une pagode célèbre que nous nous étions embarqués sur les canaux de Ning-po ; la fatalité qui s’attache quelquefois aux pas des voyageurs avait fait échouer ce pèlerinage : nous voulûmes prendre notre revanche à Chin-haë. La dévotion des marins du Fo-kien et la libéralité des empereurs ont doté cette ville maritime de plusieurs édifices religieux. Une pagode occupe le sommet de la péninsule escarpée qui domine l’embouchure du fleuve. Un autre temple est bâti sur l’isthme qui relie cette péninsule à la ville. Nous prîmes, sans que personne songeât à contrarier nos desseins, admirer à loisir ces divinités étranges auxquelles le sculpteur, poursuivant un hideux idéal, a donné de petits yeux à fleur