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nous vîmes se dérouler dans la principale rue de Ting-haë les replis du monstre porté par cinquante ou soixante personnes, autour desquelles se pressait toute la canaille de la ville. Pas une femme n’eût osé se mêler à cette foule, mais aucune non plus n’eût voulu perdre une si belle occasion de se montrer dans ses plus magnifiques atours. Toutes les Chinoises de Ting-haë, bien fardées, bien enfarinées, avec leurs fleurs d’oranger dans les cheveux, se tenaient sur le seuil de leurs maisons. Si la Chine renferme de jolies femmes, où donc se cachent-elles ? Voici toute une population dans laquelle l’œil le plus indulgent chercherait en vain un type qui ne fût odieux.

Les Chinois, avec leur maudite procession, obtinrent de la pluie ; nous n’en avions que faire. Les vents de nord, après avoir hésité quelques jours, tournèrent insensiblement vers le sud, et notre départ, fixé au 11 mars, se trouva retardé. Nous profitâmes de ce délai involontaire pour recevoir à bord de la corvette M. Pi-tchén-tchao, préfet du département de Ting-haë, mandarin de cinquième classe au bouton de cristal, avec le commandant militaire et le magistrat de Chou-san. Ces deux derniers mandarins, dont je regrette infiniment que le nom m’ait échappé, offraient le plus complet contraste qu’on puisse imaginer. Le mandarin civil était originaire de la province du Pe-tche-ly. Nourri dans le voisinage de la cour, ce petit-maître chinois devait être, si les dames de Pe-king sont sensibles à l’élégance des manières et à la cajolerie du regard, un ennemi bien redoutable. Appelé à figurer pour la première fois dans un dîner européen, son tact avait deviné nos coutumes. Son collègue, le mandarin militaire, monstrueux géant du Chan-si, superbe échantillon des enfans de cette province montagneuse qu’on a nommée la Béotie de la Chine, parce qu’elle fournit plus de soldats que de lettrés, se conduisit au contraire avec une suprême indécence. Il engloutit à lui seul la moitié du dîner, et sans la moindre hésitation se mit à exprimer la satisfaction de son estomac à la chinoise. Les éclats de rire des uns, les regards graves des autres ne le déconcertèrent pas. Ce Gargantua ne semblait pas soupçonner qu’il pût y avoir à cinq mille lieues de distance deux manières différentes de manger et de digérer. Il fallut l’arracher de table. Qui n’eût cru qu’un pareil glouton avait au moins du cœur au ventre ? Nous conduisîmes, après le dîner, M. Pi-tchén-tchao et les deux autres mandarins dans la batterie, en face d’une pièce chargée, et leur mettant en main le cordon de la platine, nous voulûmes renouveler l’épreuve qui nous avait si bien réussi avec Lin-kouei ; mais M. Pi s’excusa gravement ; le petit-maître déclina cet honneur par un modeste sourire, et le général de terre et de mer se sauva comme si on en voulait à ses jours.

Le 13 mars, après une nuit orageuse, le vent revint au nord-ouest. Dès que la marée fut favorable, nous mîmes sous voiles, et choisissant,