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une perruque ronde, posa l’épée, et, voulant choisir un métier, il choisit celui de copiste de musique. « Je compris, dit-il dans ses Confessions, tout l’avantage que je pouvais tirer du grand succès de mon discours pour le parti que j’étais prêt à prendre, et je jugeai qu’un copiste de quelque célébrité ne manquerait vraisemblablement pas de travail. »[1] Je n’aime pas beaucoup qu’on fasse des lettres un métier ; ce que j’aime encore moins, c’est qu’on en fasse l’affiche d’un autre métier, Rousseau, au surplus, fut puni d’avoir voulu ainsi jouer l’ouvrier en restant homme de lettres. « Les deux métiers, dit-il, se contrariaient par les diverses manières de vivre auxquelles ils m’assujettissaient. Le succès de mes premiers écrits m’avait mis à la mode. L’état que j’avais pris excitait la curiosité ; l’on voulait connaître cet homme bizarre qui ne recherchait personne et ne se souciait de rien que de vivre heureux et libre à sa manière ; c’en était assez pour qu’il ne le pût point. Ma chambre ne désemplissait pas de gens qui, sous divers prétextes, venaient s’emparer de mon temps. Les femmes employaient mille ruses pour m’avoir à dîner. Plus je brusquais les gens, plus ils s’obstinaient… Je sentis alors qu’il n’est pas toujours aussi aisé qu’on se l’imagine d’être pauvre et indépendant. Je voulais vivre de mon métier ; le public ne le voulait pas. On imaginait mille petits moyens pour me dédommager du temps qu’on me faisait perdre. Bientôt il aurait fallu me montrer comme Polichinelle, à tant par personne. Je ne connais pas d’assujettissement plus avilissant et plus cruel que celui-là. Je n’y vis de remède que de refuser les cadeaux, grands et petits, de ne faire exception pour qui que ce fût. Tout cela ne fit qu’attirer les honneurs… On se doutera bien que le parti que j’avais pris et le système que je voulais suivre n’étaient pas du goût de Mme Levasseur[2]. Tout le désintéressement de la fille ne l’empêchait pas de suivre les directions de sa mère, et les gouverneuses, comme les appelait Gauffecourt, n’étaient pas toujours aussi fermes que moi dans leurs refus[3]. »

Quelle piquante et triste comédie Rousseau nous raconte là ! Comédie dans Rousseau qui se fait artisan, mais qui compte sur sa renommée d’homme de lettres pour achalander son atelier ; comédie dans le beau monde du XVIIIe siècle, qui sent bien que le métier de Rousseau n’est qu’une grimace, mais qui s’y laisse prendre volontiers, qui va demander au copiste de lui montrer l’homme de lettres, et qui, voulant payer sa curiosité, se pique de libéralité envers cet homme qui se pique de désintéressement ; comédie enfin dans les gouverneuses, mais comédie, disons-le, à la façon des valets qui prennent de toutes mains, et qui, chose misérable, font jouer à Rousseau le rôle de mendiant comme pour le punir d’avoir voulu jouer le rôle d’ouvrier.

  1. Livre VIIIe.
  2. Mère de Thérèse.
  3. Confessions, livre VIIIe.