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Rousseau, à cette époque, n’était point encore misanthrope[1]. Parmi ces femmes qui voulaient toutes l’avoir à dîner, il y en a qui semblent avoir réussi pour quelque temps à apprivoiser l’ours. C’est même une des flatteries de Rousseau de leur dire « qu’il leur appartient d’apprivoiser les monstres[2]. » Nous trouvons à ce moment dans sa correspondance plusieurs petits billets écrits à Mme de Créqui, qui sentent la coquetterie d’un solitaire qui veut se faire attirer par le monde. La correspondance avec Mme de Créqui commença, comme toutes les amitiés de Jean-Jacques Rousseau, par être vive et presque passionnée. Bientôt elle s’amortit ; les billets cessent, et pendant six ans, de 1752 à 1758, nous ne trouvons pas une seule lettre de Rousseau à Mme de Créqui. Depuis 1758, Rousseau lui écrit de loin en loin ; tantôt ce sont des boutades de misanthropie déclamatoire, comme lorsqu’il lui reproche de trop craindre pour la vie de son fils qui faisait la guerre et qu’il s’écrie : « Eh ! madame, est-ce un si grand mal de mourir ? Hélas ! c’en est souvent un bien plus grand de vivre[3] ; » tantôt ce sont des brusqueries et des impolitesses, comme lorsqu’il gourmande Mme de Créqui, qui lui a envoyé quatre poulardes ; enfin la correspondance avec Mme de Créqui se termine par un trait de brutale défiance, comme se terminaient en général les amitiés de Rousseau[4].

À mesure que nous avancerons dans l’examen de la vie et des ouvrages de Jean-Jacques Rousseau, nous trouverons des dévotes de Rousseau plus ferventes, plus passionnées, plus persévérantes que Mme de Créqui ; j’ai cependant voulu en dire un mot, d’abord parce qu’elle fut la première, et de plus parce que son histoire montre comment Rousseau s’attirait ses dévotes et comment il les traitait.

Disons aussi quelques mots des personnages du monde ou de la littérature avec lesquels Rousseau est alors en relations. Nous ne parlons pas de ceux qui sont mêlés aux aventures de sa vie, comme Grimm et Diderot ; nous voulons parler seulement de ceux avec lesquels Rousseau entretenait à ce moment quelques rapports d’amitié, et qui ont eu sur son génie croissant plus d’influence peut-être qu’on ne le pense. À ce sujet, je veux revenir un instant sur un homme qui accueillit Rousseau lorsqu’il arriva à Paris en 1741, sur le père Castel. Rousseau lui était adressé comme musicien ; mais le père Castel était un musicien

  1. Loin de prêcher la fuite des hommes et le goût de la solitude, il écrivait alors à un homme du monde qui s’était pris tout à coup de passion pour la retraite : « …Vous n’avez pas sans doute renoncé absolument à la société ni au commerce des hommes ; comme vous vous êtes déterminé de pur choix et sans qu’aucun fâcheux revers vous y ait contraint, vous n’aurez garde d’épouser les fureurs atrabilaires des misanthropes, ennemis mortels du genre humain. » (Correspondance, 1749.)
  2. Lettre à Mme de Créqui, 9 octobre 1751.
  3. Correspondance, p. 290, 1759.
  4. Voir la dernière lettre à Mme de Créqui, 1771, p. 835 de la Correspondance générale.