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qui se développe la dernière, qui ne vient pas nous frapper du premier coup par un choc ou une résistance comme la forme, par un objet ou un contraste comme la couleur, qui est invisible et impalpable, qui a quelque chose de délicat et de mystérieux, c’est le son. De là la musique, qui est aussi le dernier des arts à se développer dans l’histoire de la civilisation et qui brille souvent quand tous les autres s’éteignent, la musique, c’est-à-dire le son ramené à la mesure. Ce qu’il y a de délicat dans le son, qui est le principe de la musique, fait-il que l’art de la musique est plus mobile que les autres et que la mode en règle plus souverainement ses vicissitudes ? Les règles y sont-elles plus difficiles à fixer que dans les autres arts, parce que, ces règles ne pouvant se trouver que dans le rapport mystérieux qui existe entre le son et l’émotion de l’ame, ce rapport est impossible à établir d’une manière certaine, puisqu’il y a des sons fort divers qui excitent la même émotion ? Je ne sais et laisse aux plus habiles à traiter ces questions délicates qui touchent à la nature même de la musique. Je reviens au succès du Devin du Village et à la querelle qui s’éleva alors entre les partisans de la musique italienne et les partisans de la musique française.

Rousseau prit vivement parti dans cette querelle. Quelque temps avant le succès du Devin du Village, il était arrivé à Paris des bouffons italiens qu’on fit jouer sur le théâtre de l’Opéra. « Sans prévoir, dit Rousseau, l’effet qu’ils y allaient faire… la comparaison des deux musiques entendues le même jour sur le même théâtre déboucha les oreilles françaises. » Il se forma aussitôt deux partis, l’un pour les bouffons et qui s’appelait le coin de la reine, parce qu’il se rassemblait, à l’Opéra, sous la loge de la reine ; l’autre pour l’ancien opéra français et qui s’appelait le coin du roi, parce qu’il se rassemblait sous la loge du roi. Ce fut Grimm qui engagea la guerre contre la musique française. Il attaqua, dans une lettre sur l’opéra d’Omphale[1], cette « façon de pousser avec effort des sons hors de son gosier et de les fracasser sur les dents par un mouvement de menton convulsif que les Français appellent chanter, et que partout ailleurs en Europe on appelle crier. » Grimm mêlait des traits de satire philosophique à ses attaques contre la musique française, si bien que peu à peu c’était le parti de l’Encyclopédie qui se faisait le champion de la musique italienne. « En fait de goût, disait Grimm, la cour donne à la nation des modes, et les philosophes des lois. » Fallait-il en conclure que les philosophes étaient les meilleurs connaisseurs en musique ? Je ne sais ; mais ces sentimens philosophiques mêlés à la controverse musicale indiquent l’esprit du temps. Le Petit Prophète de Bœhmischbrod, autre brochure de Grimm

  1. Omphale, paroles de Lamothe, musique de Destouches.