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par vanité pure, hélas ! et pour jouer l’homme austère et franc. Gardons-nous bien, d’ailleurs, de le prendre au mot quand il parle de ses mauvaises copies ; nous risquerions fort de le fâcher, car il y a des jours où il met sa vanité à être un bon copiste. Écoutez cette anecdote, qui sera la dernière. « Il s’est élevé hier, dit Mme d’Épinay dans ses Mémoires, une discussion entre Grimm et Rousseau, qui n’était au fond qu’une plaisanterie. Rousseau a eu l’air de s’y prêter de bonne grace ; mais il en souffrait intérieurement, ou je suis bien trompée. Il avait rapporté à M. d’Épinay les copies qu’il avait faites pour lui ; celui-ci lui demanda s’il était homme à lui en livrer encore autant dans quinze jours ; il répondit : « Peut-être que oui, peut-être que non ; c’est suivant la disposition, l’humeur et la santé. — En ce cas, dit M. d’Épinay, je ne vous en donnerai que six à faire, parce qu’il me faut la certitude de les avoir. — Eh bien ! répondit M. Rousseau, vous aurez la satisfaction d’en avoir six qui dépareront les six autres, car je défie que celles que vous ferez faire approchent de l’exactitude et de la perfection des miennes. — Voyez-vous, reprit Grimm en riant, cette prétention de copiste qui le saisit déjà ! Si vous disiez qu’il ne manque pas une virgule à vos écrits, tout le monde en serait d’accord ; mais je parie qu’il y a bien quelques notes de transposées dans vos copies. » Tout en riant et en pariant, Rousseau rougit, et rougit plus fortement encore quand, à l’examen, il se trouva que M. Grimm avait raison. Il resta pensif et triste le reste de la soirée, et il est retourné ce matin à l’Hermitage sans mot dire[1]. » Ce qui faisait la tristesse de Rousseau, ce n’était pas que Grimm discréditait son métier, c’est qu’il déconcertait son charlatanisme.

Jean-Jacques Rousseau prétend que la description de l’incroyable effet que produisit sa Lettre sur la musique française « serait digne de la plume de Tacite. » C’était le temps de la grande querelle du parlement et du clergé : le parlement venait d’être exilé ; la fermentation était au comble ; tout menaçait d’un prochain soulèvement. La brochure parut : à l’instant, toutes les autres querelles furent oubliées ; on ne songea qu’au péril de la musique française, « et il n’y eut plus de soulèvement que contre moi, dit Rousseau. Il fut tel que la nation n’en est jamais bien revenue… Quand on lira que cette brochure a peut-être empêché une révolution dans l’état, on croira rêver. » Heureux temps que celui où une brochure empêchait une révolution dans le gouvernement, en prêchant une révolution dans l’opéra ! Mais ce qu’il y a de singulier, c’est que Rousseau, en parlant ainsi de l’effet de sa brochure, n’exagère pas. Grimm parle de même de l’effet de la querelle des deux musiques et de la brochure de Rousseau. « Les acteurs

  1. Mémoires de Mme d’Épinay, t. II, p. 303.