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italiens, qui jouent depuis dix mois sur le théâtre de l’Opéra de Paris et qu’on nomme ici les bouffons, ont tellement absorbé l’attention de Paris, que le parlement, malgré toutes ses démarches et procédures qui devaient lui donner de la célébrité, ne pouvait pas manquer de tomber dans un oubli entier. Un homme d’esprit a dit que l’arrivée de Manelli nous avait évité une guerre civile[1], » et plus loin, « Jean-Jacques Rousseau de Genève, que ses amis ont appelé le citoyen par excellence, cet éloquent et bilieux adversaire des sciences, vient de mettre le feu aux quatre coins de Paris par une lettre sur la musique, dans laquelle il prouve qu’il est impossible de faire de la musique sur des paroles françaises[2]… Ce qui est difficile à croire, et ce qui n’en est pas moins vrai pour cela, c’est que M. Rousseau a pensé être exilé pour cette brochure. Il aurait été singulier de voir Rousseau exilé pour avoir dit du mal de la musique française, après avoir traité impunément les matières de politique les plus délicates[3]. »

Ce n’est pas la plume de Tacite, mais c’est la plume d’un détracteur habituel de Rousseau qui peint le prodigieux effet de la Lettre sur la musique ; nous pouvons donc y croire, et qu’il me soit permis, ayant jugé sévèrement jusqu’ici le caractère de Jean-Jacques Rousseau, de finir par une remarque en sa faveur. Il fait son Discours contre les arts et les sciences, et le voilà tout à coup célèbre, partout loué et partout critiqué ; il fait le Devin du Village, et les belles dames de la cour se pâment de plaisir à l’entendre ; il fait enfin la Lettre sur la Musique française, et il fait presque une révolution en même temps qu’il en empêche une autre : tout cela en moins de trois ans. Il n’était rien, et il est tout en un moment. Comment ce brusque changement des ténèbres au grand jour ne l’aurait-il pas ébloui ? Rousseau est le premier exemple de ces énormes orgueils qui semblent propres à notre temps, c’est-à-dire des orgueils qui veulent être tout à la fois, qui ne visent rien moins qu’à la divinité, et qui touchent à la folie. Aussi tenons compte de ce qu’il y a d’extraordinaire dans sa destinée littéraire : il s’est enivré ; mais n’oublions pas que la coupe qui l’a enivré, tout le monde la lui a présentée avec enthousiasme. Le monde fait plus de fous que la nature, et pour se racheter de cette faute le monde a pris le parti d’être surtout sévère pour les fous qu’il a faits.


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. 1er juillet 1753.
  2. 15 octobre 1753.
  3. 1er janvier 1754.