nobles et belles, au lieu d’avoir été élevée parmi ces trivialités et ces conflits mesquins qui ont rendu mon enfance une époque si haïssable à ma mémoire et à mes goûts. » L’aveu que fait ici Marguerite est des plus délicats ; il y a là comme une sorte de mépris de sa famille et de ses concitoyens ; pourtant, oserai-je le dire, Marguerite exprime un sentiment qui a été la cause parmi nous de bien des opinions erronées, sans que l’on s’en soit rendu compte. Autour de nous, la vie manque de beauté et de noblesse. Les occupations familières, les trivialités de l’existence pèsent sur nous de tout leur poids, et ne sont plus rehaussées comme autrefois, par un sentiment général du but de la vie ; elles ne disparaissent plus dans une passion supérieure et dominante. De cette absence de beauté et de noblesse proviennent en grande partie les écarts d’imagination chez une foule de jeunes esprits : j’ai souvent remarqué que beaucoup de jeunes socialistes étaient des aristocrates manqués, et que leurs opinions avaient eu pour cause déterminante la vulgarité des hommes parmi lesquels ils avaient été condamnés à vivre.
Le départ de l’étrangère qui avait été pour Marguerite une confidente et une amie fut un grand chagrin ; l’ennui, qui s’était éloigné pendant ces quelques mois, revint, apportant avec lui encore plus de soucis que par le passé. « Je ne sais ce qui tourmente cette enfant, dit un jour le père, elle n’est point malade, mais certainement elle devient idiote ; faisons-la changer d’air. » Et pour accomplir ce louable dessein, il la conduit au pensionnat de mistress Prescott, à Groton, dans le Massachusetts. Là, au milieu de ses jeunes compagnes, son caractère ne put se modifier, ni la fièvre intérieure qui la brûlait s’apaiser. Désormais le pli avait été donné à son ame, et la tournure excentrique de son esprit, qui n’avait pu se révéler dans la solitude absolue où elle avait vécu, se découvrit aussitôt qu’elle fut mise en contact avec une société nombreuse. Lélia au pensionnat n’a jamais dû être pour ses compagnes plus inexplicable que Marguerite Fuller. Elle donnait à ses jeunes amies le spectacle d’irrégularités d’humeur qui d’abord excitèrent en elles un vif mouvement de curiosité, mais qui bientôt les importunèrent. Bourrue et sensible, fantasque, passionnée, tantôt cherchant la solitude et leur faisant sentir son mépris, tantôt s’abandonnant à des accès de joie frénétique, elle avait alors le caractère que les Orientaux attribuent aux derviches tourneurs ; elle s’exaltait à la cadence de ses paroles, de son chant et de ses pas, et puis elle retombait sur elle-même, pleine de fièvre et de langueur. Son costume se distinguait toujours par quelque étrangeté qui, corrigée par la maîtresse de pension, reparaissait un instant après. Une fois entre autres, il lui prit la manie de mettre du fard à ses joues, manie qui menaçait de dégénérer en habitude, lorsqu’elle en fut corrigée par