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d’autres merveilles ; puis tout à coup la charnière se referme, il disparaît, et tout est dit. Rendormez-vous, bel oiseau bleu, qui n’êtes plus, hélas ! couleur du temps !

Ces idées me venaient l’autre soir en entendant ce jeune homme, que l’âpre muse du Nord a formé, rendre sur son clavier le finale de la Sonnambula avec cette largeur mélancolique et, qu’on me passe l’expression, avec cette faculté, ce don de la tristesse, secret du génie scandinave, car lui aussi chante comme Rubini, et ce qu’a fait pour la voix l’admirable interprète de Bellini, il le fera dans la sphère où son activité s’exerce. Assez de gammes chromatiques, d’arpèges et de triolets ; voici le tour maintenant d’un art plus sérieux. Il y a du Schubert chez M. Haberbier et aussi du Chopin, et je n’exagère rien lorsque j’ajoute que M. Haberbier, tout en rendant avec la grace nuancée et l’exquise délicatesse qu’elles comportent la plupart des inspirations du maître polonais, imprime à certaines d’entre elles, d’un caractère plus énergique et plus âpre, une bravoure d’exécution, une vigueur d’entrain, qui se trouvent au fond de la pensée du compositeur, et que sa complexion délicate et nerveuse se refusait à reproduire. J’ai dit que c’était un des très grands charmes des artistes du Nord que cet accent natal qui jamais en eux ne se perd ni ne s’altère. Si tant d’autres preuves n’existaient pas de cette vérité, l’exemple de Chopin suffirait. Si vous avez observé en effet cette nature éminente et rare dont le développement s’est accompli presque sous nos yeux, vous aurez vu que des années passées au centre de ce que la civilisation a de plus excessif n’avaient pu chez lui porter la moindre atteinte à la nationalité. Laquelle de ses compositions, et je parle ici des œuvres de sa seconde manière, de ses nocturnes, qu’il écrivait après dix ans de séjour au milieu des raffinemens intellectuels de la société parisienne, laquelle de ses compositions ne respire le génie du Nord ? Où trouverez-vous que l’accent ait fait défaut ? A Dieu ne plaise que je confonde ici deux natures, qui, bien qu’elles se prêtent à certains rapprochemens, n’en conservent pas moins des différences très marquées ! Le génie des races a ses nuances, et qui dit scandinavisme, encore qu’il s’agisse purement et simplement de musique, ne dit point slavisme. C’est assez insister sur la ligne de séparation qui existe entre l’école scandinave et celle dont Chopin fut le représentant et le chef. Les Slaves ont dans leur instinct quelque chose de saccadé et de sauvage qui ne se rencontre pas d’ordinaire chez les peuples de la Baltique. Quiconque a connu Chopin a pu observer à loisir comment chez lui cette rudesse du sol natal avait été modifiée par des conditions toutes personnelles d’élégance et de distinction. Et pourtant cette physionomie languissante avait ses éclairs d’impatience et de colère ; cette nature douce et fine avait ses emportemens, ses brusqueries et ses soubresauts, empreintes originaires, souvenirs du sol barbare