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la scène change, les paroles n’ont plus le même sens ; le mot de liberté n’a plus une signification politique et légale ; il ne signifie que le développement spontané de l’énergie individuelle, de l’instinct individuel. Les antagonismes des classes n’ont point pour motif l’inégalité des rangs et des richesses, quelque réelle qu’elle soit pourtant ; ils s’expliquent par la différence du sang, peut-être par un vieux ressentiment de vaincu à vainqueur, à coup sûr par l’absence de solidarité morale entre des races juxtaposées plutôt que fondues dans un ensemble social et politique compacte. La dissémination d’une population rare et stagnante, l’impossibilité de communications régulières, empêchent également le développement moral et le développement de la richesse. Le stimulant manque, l’exemple fait défaut. L’association fractionnée et morcelée se replace naturellement dans des conditions élémentaires, et devient, dit un écrivain, quelque chose comme la famille féodale isolée, repliée en elle-même, et, en l’absence de toute vie collective, quel gouvernement est possible ? quelle peut être l’action de la justice ? quelle organisation publique efficace peut se fonder ? A côté de l’élément barbare qui se fait jour, sans cesse prêt à faire irruption dans la vie civile, et qui est la véritable nouveauté de ce monde, ce qui reste du passé dans l’ensemble de ces mœurs est immense. Le caractère espagnol s’y retrouve dans son essence, combiné seulement avec les influences excitantes des solitudes sauvages. L’amour de l’indépendance individuelle y devient un instinct passionné, hasardeux et malheureusement stérile d’indiscipline. Le sentiment religieux, inséparable de la nature espagnole, ne s’efface pas ; mais il est enfoui sous l’amas des superstitions locales, et il retrouve par -momens dans son expression une sorte de couleur primitive. « Je me trouvais, dit un des écrivains américains qui ont le mieux réussi à communiquer l’impression de ce genre de scènes, M. Sarmiento, — je me trouvais dans la maison d’un estanciero dont les deux occupations favorites consistaient dans la prière et dans le jeu. Il avait élevé une chapelle où, le dimanche au soir, il récitait lui-même le rosaire, faute de prêtre et d’office divin habituel. C’était un tableau- homérique. Le soleil descendait vers le couchant ; les troupeaux, qui revenaient dans leur parc, remplissaient l’air de bruits confus. Le maître de la maison, homme de soixante ans, d’une physionomie noble, où la race européenne se révélait par la blancheur de la peau, les yeux bleus, un front spacieux et dépouillé, alternait avec une douzaine de femmes et quelques jeunes campagnards dont les chevaux mal domptés encore étaient attachés autour de la porte de la chapelle. Le rosaire achevé, suivait une autre prière. Jamais on ne fut témoin de foi plus ferme et de prière mieux adaptée à tout ce qui nous environnait. L’estanciero demandait à Dieu des pluies pour les champs, la fécondité pour les troupeaux, la paix pour la république, la sécurité pour les voyageurs… On se croyait aux temps