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d’Abraham, en présence de Dieu et de la nature qui le révèle… » Il est aisé de pressentir ce qu’il y a dans cet ensemble moral d’incompatible avec les métaphysiques socialistes.

La bizarrerie de cette naturalisation du socialisme dans le Nouveau-Monde n’est pas moindre au point de vue économique. Paupérisme, prolétariat, paroxysmes industriels, déplacemens ou perfectionnemens du travail laissant tout à coup une population affamée, antagonismes des intérêts, guerre du capital : quel rapport réel peuvent avoir ces questions, sur lesquelles les socialistes de l’Europe édifient leurs systèmes, avec un pays où les bras manquent au travail plus que le travail aux bras, où on produit peu, parce qu’on a peu de besoins, et où éclate sous mille formes la disproportion du capital avec les élémens à exploiter, de la population avec l’étendue du sol ? La plaie secrète de ces contrées, c’est le vide, c’est le désert. Il y a des régions mystérieuses, comme le Chaco Boliviano, dont on n’a point sondé les profondeurs. La Nouvelle-Grenade a plus de trente-cinq mille lieues carrées de surface, et moins de deux millions d’habitans ; la zone des savanes, des llanos dans le Venezuela, embrasse neuf mille lieues carrées, et compte quarante mille ames ; la zone des bois et des forêts vierges nourrirait quinze millions d’habitans et en a soixante mille. Le versant oriental des Andes péruviennes se prolonge en immensités inexplorées vers le Brésil. Le Chili se perd au nord et au sud dans le désert, sans compter les lacunes de l’intérieur. La Confédération Argentine comprend près de deux cent mille lieues carrées, et a une population inférieure à celle de Paris. C’est à peine faire acte de possession humaine. Le droit au travail ! nous disait spirituellement un Américain éclairé, — c’est la terre seule, hélas ! qui pourrait l’invoquer justement parmi nous, c’est la terre qui a droit aux sueurs de l’homme, à son industrie, à ses labeurs, et qui ne les a pas. Ce sont les champs sans culture ; ce sont les fleuves qui n’ont été sillonnés jusqu’ici que par la balza du sauvage, et qui n’ont jamais prêté à une usine la force motrice de leurs eaux. Il est vrai qu’ainsi compris, ce genre singulier de droit au travail, c’est pour l’homme le devoir et l’obligation du travail, et dans ces termes, rien n’est moins dans la nature des populations américaines, dont l’activité ne s’enflamme point au spectacle permanent de cette fécondité et de ces forces inutiles. Un des traits distinctifs de ces populations au contraire, c’est l’amour de l’oisiveté et l’incapacité industrielle, nourries et entretenues par une absence totale de besoins. C’est même une question pour les observateurs les plus impartiaux de ces contrées de savoir si la contrainte serait un moyen suffisant pour plier les races populaires américaines à un travail rude et suivi. Francia seul peut-être a poussé assez loin la solution du problème, et on sait par quels procédés. Aussi les branches d’industrie les plus florissantes en Amérique, les plus nationales, dirons-nous, ce sont celles qui n’entraînent ni