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comparé à Napoléon, ce qui est le faible de beaucoup de ces dictateurs du Nouveau-Monde. — Au fond, avec des nuances diverses, c’est toujours la barbarie américaine faisant irruption dans la société civile avec sa vierge énergie et aussi avec ses passions rebelles, ses inaptitudes, ses ignorances, ses répulsions pour la vie organisée et pour la civilisation, dont le premier et irrémissible tort, à ses yeux, est d’être une étrangère. C’est ce qui fait que les partis prétendus démocratiques, contraints par leur rôle même de s’appuyer sur les classes populaires, font de si étranges amalgames : ils mêlent la liberté illimitée et les dictatures militaires ; ils vont puiser au dehors leurs inspirations et leurs idées, et ils flattent les haines locales contre les étrangers. Il y a quelque temps, un des journaux les plus extrêmes du Chili, le Progresso, traitait les négocians étrangers de Valparaiso de voleurs, de monopoleurs, d’usurpateurs, de Carthaginois, pour tout dire. La barbarie nationale parlait naïvement par la bouche du démocrate chilien. Qu’il surgisse quelque homme de vigoureuse trempe pour dominer ce mouvement en le personnifiant, ou qu’il se trouve des déclamateurs oiseux pour le déguiser sous des noms européens, — qu’importe ? n’est-ce point toujours la même chose ? C’est là le fonds réel, redoutable et inaperçu que recouvrent les démocratiques effusions du gouvernement néo-grenadin sur la souveraineté du nombre et la prédominance des masses. Le socialisme se fait l’auxiliaire de l’américanisme et lui sert de masque.

Rien de plus curieux, au reste, que l’œuvre législative de la Nouvelle-Grenade dans ces dernières années, depuis le glorieux 7 mars 1849 : œuvre sans réalité et sans durée, mais où se reflète avec une ingénuité singulière d’imitation tout ce que l’Europe a procréé de mieux en fait de caprices démagogiques. La première pensée des partis arrivant au gouvernement, c’est de bouleverser la législation du pays ; chacun a sa panacée et sa constitution. Aussi la Nouvelle-Grenade a-t-elle vu fleurir en 1851 son code politique nouveau, « le plus libéral du monde civilisé, » assurent les consciencieux auteurs qui se sont employés à ce fouillis démocratique. L’élection universelle, directe et souveraine est la source de tous les pouvoirs, depuis celui du président jusqu’à celui du juge. Au Chili, pour être électeur, il faut savoir lire et écrire et être quelque peu propriétaire ; dans d’autres républiques américaines, il faut être chef de famille, — et c’est un côté dont on ne se préoccupe pas assez en Europe dans la fabrication périodique des lois électorales. Dans la Nouvelle-Grenade, nulle condition n’est plus nécessaire aujourd’hui, si ce n’est celle d’être citoyen, et on est citoyen grenadin à peu de frais. Le droit absolu de réunion et d’association, la liberté illimitée de la pensée, comptent parmi les singuliers bienfaits dont la constitution de 1851 dote le pays. Une autre conquête, c’est le droit à l’assistance.