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ne saurais accepter comme légitimes les éloges prodigués à la Tragédie de M. Clesinger. De quelque manière en effet que l’on envisage cette statue, il est impossible d’y trouver la représentation fidèle et sévère du sujet choisi par l’auteur. Je ne veux pas demander à M. Clesinger pourquoi, ayant à personnifier la tragédie, il a pris Mlle Rachel comme le type le plus accompli de cette forme de l’art : ce serait de ma part une question puérile. J’accepte sa statue comme le portrait de Mlle Rachel, et, quand je dis j’accepte, il demeure bien entendu que j’accepte l’intention sans m’arrêter à la discuter. Or, je le demande à tous les hommes de bonne foi, pouvons-nous voir dans cette statue l’image de la tragédienne qui a rendu avec bonheur, sinon d’une façon complète, les héroïnes dessinées par Corneille et par Racine ? Il y a certainement dans cette figure plusieurs parties traitées avec une incontestable souplesse ; mais y a-t-il dans cette personnification de la tragédie une ombre de noblesse et de simplicité ? Je crois que tous les hommes habitués à contempler les monumens de l’art antique se prononceront comme moi pour la négative. La Tragédie de M. Clesinger nous offre tout au plus l’image d’une femme surprise au bain par un œil indiscret et s’enveloppant à la hâte d’une couverture de laine qu’elle trouve sous sa main. Au lieu de l’élégance harmonieuse que nous sommes habitués à trouver dans les statues grecques, je ne trouve qu’une nature chétive, appauvrie, une draperie pesante, mal ordonnée, que la figure ne peut pas porter. La forme est enveloppée sans être dessinée, ce qui viole une des conditions les plus élémentaires de l’art, car les plus beaux monumens de l’antiquité grecque nous montrent la forme humaine expliquée par la draperie qui l’enveloppe. Quant aux parties nues, elles sont d’un caractère tellement grêle, tellement mesquin, qu’on a peine à comprendre comment l’auteur a pu les offrir à nos yeux. S’il eût entrepris de faire un portrait, je concevrais à grand’peine qu’il n’eût pas agrandi, enrichi le modèle ; comme il avait à personnifier la tragédie, l’étonnement devient encore plus légitime. Les épaules sont d’une maigreur qui laisse deviner la phthisie ; quant à la poitrine, c’est pire encore. Une telle femme ne peut respirer sans souffrir. Comment supposer que la Tragédie, avec des poumons si étroits, avec une poitrine pareille à la poitrine d’un poulet, puisse réciter les vers d’Eschyle et de Sophocle, de Shakespeare et de Goethe, de Calderon et de Corneille ? Personne ne voudra le croire, et l’incrédulité aura raison. La renommée de M. Clesinger est pour tous les hommes de goût et de bon sens un sujet d’étonnement. La figure de la Tragédie, égale, sous le rapport de l’exécution, à la femme qui se débat sous la morsure d’un serpent, s’est chargée de justifier leur surprise. Ici en effet, l’habileté du ciseau n’a pas fléchi ; mais le modèle n’était pas assez riche pour confier au plâtre impitoyable tous les détails