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elle flottait sur le passé à la manière de ces étoiles par lesquelles tout s’illumine autour de nous d’une charmante lueur.

Il y avait déjà long-temps que la pâlotte se tenait là couchée sur le sable fin de la grotte et dans le demi-sommeil de la rêverie, quand des voix, dont l’accent s’élevait, lui firent relever la tête. Une paroi de médiocre épaisseur séparait sa retraite de l’enfoncement fréquenté par les caboteurs. Georgi approcha son œil d’une fente qui, grace à l’obscurité de la grotte, permettait de voir au dehors sans être vu, et reconnut Martin Bardanou avec ses deux matelots.

Le capitaine provençal semblait en proie à la double excitation de l’ivresse et de la colère. C’étaient ses malédictions furieuses qui venaient d’attirer l’attention de Georgi. Quelques jours auparavant, on l’avait chassé de la grande auberge de l’Aigle d’or avec ses gens, et le souvenir de cet affront l’exaltait jusqu’à la fureur.

— Que le tonnerre du firmament me fasse poussière, si je ne me venge pas ! s’écriait-il en frappant du poing la gamelle retournée.

— Cette racaille de ponantais ! dit Loustot ; ils sont fiers d’avoir eu le dessus, parce qu’ils étaient dix contre trois.

Bragantal, qui tordait un filin sur sa cuisse, haussa les épaules.

— Qu’est-ce que je t’ai répété cent fois ? dit-il d’un ton superbe ; que tout ce qui n’était pas Provençal devrait être attelé en guise de limonier ! Aussi bien, si j’étais roi de France, je mettrais ces lascars du Ponant hors l’humanité ! Vrai ! rangés parmi les brutes, et le bon Dieu en rirait !

— Oui, oui, reprit Bardanon ; mais, en attendant, il faut que j’en extermine ! C’est un besoin, voyez-vous ; cela me court dans les veines, cela me crie dans les entrailles.

Le premier matelot le regarda en riant.

— Ah çà ! capitaine, dit-il ; mais c’est donc une maladie ? Je comprends qu’un ponantais prenne toujours sur les nerfs ; mais il me paraît que vous avez une préférence pour ceux d’ici.

— Cela date de mon premier voyage, répondit Bardanou.

— Ah ! ah ! voyez-vous ! Et pourrait-on savoir la cause, sans vous commander ?

— La cause ! répéta le capitaine, la cause, c’est tout ! La première fois que je suis entré dans leur gueux de port, voilà douze ans, j’ai vu que c’étaient des brigands.

— Ah ! Bah !

— Chaque fois que je leur parlais, je les voyais ricaner, et, quand je leur demandais pourquoi, ils me répondaient que c’était à cause de mon accent.

Les deux matelots se récrièrent.

— Comprenez-vous ! reprit Bardanou en jurant, les imbéciles me trouvaient de l’accent ! Ils ne sentaient pas que c’étaient eux qui en