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dont les ridicules de ses nombreuses rivales faisaient les frais. Sa principale victime était une certaine Coucou Jonc, dont le prénom servit de prétexte à cette chanson encore célèbre dans le pays :

L’empérêr,
Vini ouair
Coucou dansé, etc.

« Empereur, venez voir danser Coucou, »

ou, l’amphibologie créole aidant, « le coucou. » Les danseurs du quadrille où figurait la malheureuse Mlle Coucou traduisaient ce calembour par un sautillement grotesque imité de l’oiseau en question, écartant les basques de leur habit ou agitant leurs bras en guise d’ailes. Dessalines, qui goûtait fort cette plaisanterie, y mit un enjolivement de sa façon. Sa majesté sautillait sur un seul pied, pendant que, du talon de l’autre pied, elle battait bruyamment la mesure sur cette portion de la personne impériale qui touche de plus près au trône. Voulait-il honorer à sa manière les danseuses qui lui avaient plu ? Jacques Ier se laissait retomber presque à plat ventre à leurs pieds, en poussant des cris d’éléphant en rut qui faisaient frissonner les maris ou les amans de ces dames et rallumaient la verve de mamzelle Phémie. — Voilà, dans leurs trois élémens fondamentaux, le prototype des danses haïtiennes. Elles en ont gardé le nom générique de carabiniers[1], bien que, de variations en variations, le rhythme, les figures et le sentiment tant musical que satirique des chansons d’où elles naissent se soient beaucoup éloignés du thème primitif.

La gaieté nègre, qui avait si résolûment bravé les horreurs de la première et de la seconde révolution, faillit cependant être vaincue par l’administration du folâtre empereur, témoin ce plaintif refrain d’un carabinier improvisé par les femmes que Dessalines faisait travailler jusqu’à quinze et vingt heures par jour aux fortifications, sans autre salaire que des coups de gaule ou de plat de sabre :

L’empérêr, ménagé mamans pitites !

« Empereur, ménagez les jeunes mères ! »

  1. Quelques gens ont trouvé une seconde étymologie qui remonterait également à Dessalines. Dans le paroxysme nerveux où le mettait la danse, Jacques Ier répétait machinalement ces mots, qui résumaient la justice militaire, civile, commerciale et administrative de l’empire : A carabiner, à carabiner.