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C’est très probablement encore sous le bâton des inspecteurs des travaux publics qu’a dû naître cette protestation :

Chien gagné quate pattes,
Mais li pas capable
Prend quate chimins.

« Le chien a quatre pattes, mais il n’est pas capable de prendre quatre chemins à la fois (on ne saurait tout faire à la fois) ; »

ou cette autre

Sac qui vide
Pas connaît rété debout.

« Le sac vide ne sait pas se tenir debout (pour travailler, il faut manger). »

Tant il y a qu’un beau jour, les troupes du sud se portèrent sur la capitale, en faisant à la marche du carabinier cette variation que son auguste auteur n’avait pas prévue, et qui entraînait des populations entières sur les pas des insurgés :

Diable là cassé chaîne,
Quimbé Dessalines !
Tolocoto tignan[1]

« Le diable a cassé ses chaînes, qu’on prenne Dessalines ! »

Dessalines essaya de reconquérir les sympathies de l’armée en lui faisant distribuer des pantalons et même un mois de solde, deux choses dont elle avait perdu l’habitude depuis l’érection de l’empire ; mais les pantalons venaient trop tard : une décharge de mousqueterie abattit l’empereur à son entrée dans le département du sud, et c’est en dépeçant son cadavre ; dont quelques morceaux furent vendus, séance tenante, à des collectionneurs américains, que le peuple improvisa, sur un air qui respire je ne sais quelle douce bonhomie de cantique ou de complainte, ce nouveau thème satirique et chorégraphique :

Mamzelle Phémie,
Tolocoto tignan !
L’argent l’état va caba…

« Mamzelle Phémie, l’argent du trésor est fini pour vous. »

Ce contraste persistant entre l’impression intérieure et l’expression extérieure est, je le répète, la règle ; mais il ne faudrait pas se hâter d’en conclure qu’il existe une lacune dans le clavier moral du nègre. Les sentimens violens et sombres y ont fait parfois vibrer la corde poétique qui leur correspond. Quelques jours après l’égorgement des blancs, égorgement dont la populace elle-même répugna à se charger et pour

  1. Tolocoto tignan est un refrain purement euphonique, analogue à notre tra la la, et qui fut adopté par tous les zarbas de l’époque.