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lequel il fallut requérir la force régulière, qui mit plus de six semaines à terminer sa besogne, Dessalines fit massacrer leurs veuves et leurs filles, d’abord épargnées. Cette dernière abomination inspira aux négresses une sorte de carabinier-ballade où elles supposaient qu’un général français, revenant avec une nouvelle armée, demandait compte à tous les Haïtiens sans exception du crime de Dessalines, et chaque couplet se terminait par ce bref dialogue, dont la coupe, le sentiment, l’ellipse sont pleins de dramatique et d’imprévu :

- Général ; moé pas té là dans…
- Tuez !

« Général, je n’étais pas dans l’affaire. — Tuez[1] ! »

Vu la difficulté de le classer ailleurs et parce qu’il appartient à l’époque de Dessalines, je dois mentionner ici un poète hybride nommé Coquille, noir des Cayes, dont les chansons militaires et politiques eurent une grande influence. Coquille était plus qu’un zamba : c’était un candio, autrement dit un philosophe, et, à ce dernier titre, il se piquait de ne faire entrer dans ses vers, dont la facture et l’orthographe étaient d’ailleurs essentiellement créoles, que des mots français. Il poussait la littérature jusqu’à l’emploi de la cheville. Exemple :

Brave Dessalines,
Dieu conduit tes pas.
Geffrard en droite ligne
Ne te quittera pas.

Férou, Coco-Herne,
Cangé, Jean-Louis François,
Près les Cayes vous cernent :
Évacuez, Français, etc.

Ce n’est pas brillant ; mais n’est-il pas curieux de retrouver presque en plein Congo ce procédé d’énumération nominative qui, d’Homère jusqu’à l’improvisateur des clans d’Écosse, semble être chez nous le premier jet de l’inspiration guerrière ? Chacun de ces noms avait déjà une signification historique pour les masses, et correspondait à une nuance distincte de l’anarchie insurrectionnelle : les grouper au dernier moment dans un chant populaire était presque un trait de génie ; — c’était confondre dans un élan général, irrésistible, toutes les forces, tous les souvenirs, tous les enthousiasmes, toutes les fureurs de quatorze ans d’insurrection. Après le massacre des derniers

  1. A propos de cette réponse que la chanson nègre prête au général, il faut remarquer que Dessalines avait d’avance enlevé à ses sujets l’excuse de l’'alibi. Pour que le crime, selon son expression, fût national, pour qu’aucun Haïtien ne pût se vanter d’avoir les mains pures de sang, il obligeait ceux qu’on lui signalait comme ayant refusé leur concours d’apporter de leurs propres mains au palais les têtes des victimes.