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que celle des matous de Christophe, car elle a pour agens la médisance ou la jalousie féminine, relève les frasques les plus secrètes, que quelques bonnes amies enfermées ensemble mettent aussitôt en couplets. Un ménétrier apprend en secret l’air, et y ajoute quelques embellissemens, quelques fignolemens pour employer le vocabulaire du dilettantisme haïtien, pendant qu’un enfant va colporter de mémoire les couplets entre les connaissances. Au bal suivant, on guette le moment où les deux victimes figurent ensemble, et, au premier coup d’archet du ménétrier, le couple trop confiant est très désagréablement surpris en entendant cinquante voix chanter sa propre histoire, qui, saisie au vol par les passans, le poursuivra des mois entiers dans la rue. Les dames, tant noires que jaunes, de Port-au-Prince, et même les femmes du peuple, excellent dans ces à-propos satiriques, qui font une redoutable concurrence à l’industrie des zambas, et finiront par la reléguer dans la campagne. Quelques-uns des airs sont charmans, et les paroles mériteraient parfois l’impression, — je n’ose dire la traduction ; — car la muse haïtienne, comme les dames, du pays, a subi la loi du climat : elle lâche volontiers sa ceinture, et, comme en outre la plupart des romans commencent ici par le dernier chapitre, elle est forcée, sous peine de se taire, d’aborder résolûment les sous-entendus. Rien n’est plus conventionnel et variable, après tout, que la pudeur du langage. Si le vocabulaire de Rabelais était resté usuel, il ne nous paraîtrait pas moins chaste que le vocabulaire de feu M. Bouilly. — Les chansons dont il s’agit ont, au besoin, une portée plus générale ; la dernière œuvre poétique et musicale du high life féminin de Port-au-Prince a pris, par exemple, pour texte toute une classe, celle des griffonnes[1], qui, à tort ou à raison, sont renommées pour l’énergie de leur tempérament. La chanson nous introduit successivement dans le logis de la blanche, de la mulâtresse, de la noire, où tout est en ordre ; puis nous passons chez la griffonne, et la première chose qui frappe les yeux, c’est un lit défait.

Quant à l’ardeur guerrière que respirait parfois le carabinier primitif, elle a complètement disparu des carabiniers modernes. Bien que poussant aussi loin que son aînée le culte de l’épaulette, la nouvelle génération a le service militaire en horreur. Les seules chansons politiques qu’ait produites l’époque actuelle, répondent même à cette préoccupation. La meilleure, à ma connaissance, fut faite en 1844 contre le président Rivière-Hérard et son second, M. Hérard-Dumesle, par un partisan de Boyer, M. Mullery, avocat à Port-au-Prince. L’écroulement politique et territorial qui s’accomplit autour des deux

  1. Les griffonnes appartiennent à cette nuance de sang-mêlé qui se rapproche le plus du noir.