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de la marche d’Espagne, au nord de l’Èbre, les chrétiens emportèrent sans doute dans leurs retraites les images consacrées par le culte ; ce n’est toutefois que par voie de conjecture que l’on pourrait considérer comme la reproduction de ces saintes images les compositions informes dont Raymond Torrente et Michel Fort, ces peintres aragonais qui florissaient de 1300 à 1350, et Renaud de Ortiga et Pierre d’Aponte, leurs continuateurs dans le XVe siècle, couvrirent les murailles des églises de Saragosse et des couvens de l’Aragon. C’est de même à titre de raretés, et nullement comme des œuvres comparables aux peintures des Cimabué et des Giotto, qu’on peut citer les grossières ébauches d’un Fernand Gonzalès et les rétables de Juan Alfon, qui peignaient à Tolède au commencement du XVe siècle. Ce n’est que plus tard (1483-1488-1497) qu’on rencontre de vrais peintres : Pierre Berruguete, Antoine del Rincon et Santoz Cruz, qui décorent les églises de Tolède. De 1500 à 1550 apparaissent Moralès, surnommé el divino, et le Flamand Pedro Campana ; mais les œuvres authentiques de ces artistes sont extrêmement rares, et furent peu encouragées. Les historiens de la peinture espagnole nous apprennent en effet que, vers la fin de sa vie, Moralès était arrivé à un tel degré de misère, qu’en 1581, le roi Philippe II l’ayant rencontré et lui ayant dit : — Te voilà bien vieux, Moralès ? — Oui, sire, et bien pauvre, repartit l’artiste. — Le roi, touché de cette réponse, lui accorda une pension de 300 ducats.

François de Hollande, architecte, enlumineur et chroniqueur assez naïf, qui travaillait vers le milieu du XVIe siècle, et dont M. le comte de Raczynski a publié un fort curieux manuscrit, trouvé dans la bibliothèque de Jésus à Lisbonne, François de Hollande disait donc avec raison que, si quelque chose obscurcissait la gloire de l’Espagne et du Portugal, c’est que dans ces pays la peinture n’était ni cultivée avec succès ni honorée, et il nous rapporte les conversations qu’il avait eues à ce sujet avec Michel-Ange pendant son séjour à Rome. « Je sais qu’en Espagne on n’est pas si généreux pour la peinture qu’en Italie. Habitué à recevoir une faible rémunération de vos travaux, vous devez être étonné des grandes récompenses qu’on accorde ici aux peintres, lui disait Michel-Ange ; vous verrez partout les Espagnols faisant parade de beaux sentimens, s’extasier devant des tableaux, et les porter aux nues par leurs éloges ; puis, si vous les pressez, ils n’ont pas le courage de commander le plus petit ouvrage ni de le payer… Vous, maître François de Hollande, si vous espérez vous distinguer par l’art de la peinture en Espagne ou en Portugal, je puis dire que vous vous bercez d’une espérance trompeuse, et, si vous m’en croyiez, vous devriez vivre plutôt en France ou en Italie, où le talent est honoré, et la haute peinture très estimée. » Michel-Ange revient plusieurs fois sur ce sujet, et maître François de Hollande avoue qu’il ne peut trop le contredire.

C’est en 1548 que Michel-Ange s’exprimait ainsi ; quelques années encore, et ce jugement rigoureux du grand artiste italien allait recevoir un éclatant démenti. À l’exemple de François de Hollande, plus d’un peintre de la Péninsule, et dans le nombre nous citerons Vincent Joanès, Berruguete, Vergara, Valdeviva, Gaspard Becerra, Fernandez de Navarette, avaient suivi les armées espagnoles qui dominaient en Italie, et avaient étudié sous les maîtres illustres dont le talent était alors dans toute sa puissance. D’autre part, les chefs-d’œuvre des écoles italiennes et flamandes, acquis à grands frais, décoraient les