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LA CHANSON DE ROLAND.

les dénominations connues de tout le monde : leurs barbarismes démontrent l’existence des mots barbares qu’ils veulent rappeler. Quelquefois, pour prendre moins de peine ou pour être mieux compris, ils ne forgent point de mots, et écrivent tout uniment le nom du lieu dans sa forme vulgaire, quelquefois ils ont la précaution de placer le nom usuel à côté du nom latinisé. Comment, à ces exemples si nombreux et si divers, ne pas reconnaître un idiome naissant, non écrit mais parlé, inculte mais plein de vie, qui grandit derrière cette autre langue savante, mais immobile, dont le règne finit ?

M. Génin, à l’appui de sa thèse, invoque un document trouvé récemment à Valenciennes, sur la garde d’un ancien manuscrit, mélange curieux de mots encore latins, de mots purement français et de notes tironiennes, ces signes abréviatifs, cette sténographie du moyen-âge, dont M. Jules Tardif a si habilement retrouvé la clé. Les notes tironiennes, tombées en désuétude avant l’an 1000, donnent à ce fragment une incontestable antiquité, et, sans la moindre hésitation, on peut le croire du Xe siècle. Enfin c’est encore, pour M. Génin, un puissant argument que le dix-septième canon du concile de Tours, qui, dès 813, un an avant la mort de Charlemagne, ordonne que les saintes Écritures seront traduites en langue vulgaire, attendu que le peuple ne comprend plus le latin.

Mais le savant éditeur eût-il cause gagnée, qu’en faudrait-il conclure ? Serions-nous mieux en état d’assigner une date à la chanson de Roland ? M. Génin suppose que le Livre des Rois, qui s’est conservé jusqu’à nous, et qu’a publié M. Leroux de Lincy, est une des traductions ordonnées par le concile de Tours ; soit. La langue dans cette traduction est à peu près la même que dans le manuscrit d’Oxford ; c’est encore vrai. Mais de quelle époque est le Livre des Rois ? Du même siècle que le concile, c’est-à-dire du IXe ? Qui oserait le dire ? N’avons-nous pas un monument authentique de ce siècle, le serment prêté en 842 par Louis-le-Germanique, et la phrase la plus inculte du Livre des Rois n’est-elle pas de l’excellent français auprès de cet informe jargon ? Admettons, avec M. Génin, que cent ans auront pu s’écouler avant que le concile ait été obéi ; mais à cent ans de là, en plein Xe siècle, cherchez un terme de comparaison, et, par exemple, l’Hymne à sainte Eulalie. Dans ce fragment découvert à Valenciennes en 1837, vous rencontrez encore des mots purement latins, et, quoique la phrase commence à prendre une physionomie française, la construction latine se montre par-dessous : c’est un mélange indécis et confus. Ce monument tient le milieu entre le serment de Louis-le-Germanique et les lois de Guillaume, entre le IXe et le XIe siècle. Pour trouver une véritable analogie avec le Livre des Rois, et par conséquent avec la chanson de Roland, il faut faire un pas de plus, il faut aller