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sion dont nos faiseurs de couplets usent encore aujourd’hui dans certains vaudevilles. Cette façon cavalière de traiter la rime et la mesure ne peut appartenir qu’à un temps où les vers n’avaient pas encore de lecteurs et étaient exclusivement chantés. Tels étaient, à n’en pas douter, les vers de ce poème : autrement, comment expliquer le refrain bizarre qu’on lit, en marge du manuscrit, à la fin de presque toutes les tirades, ce mot, ou plutôt ces trois lettres AOI, dont il n’existe aucune trace dans tous les autres textes ? Était-ce un cri de guerre, un hourra, ou bien une manière de commander l’attention, ou bien encore un avertissement convenu entre le jongleur et son ménétrier pour qu’il changeât l’accompagnement quand la tirade était finie ? En tout cas, ce n’était pas à des lecteurs que cette exclamation s’adressait ; elle était là pour l’usage des chanteurs ; enfin la brièveté relative du poème est un signe non moins certain de son antériorité : tous les autres ont au moins six mille vers, et quelques-uns vont à huit mille ; on n’en compte que quatre mille dans le manuscrit d’Oxford.

Cette version est donc la plus ancienne, point de doute à cet égard ; mais peut-on déterminer son âge ? C’est une question plus délicate. Les textes remaniés paraissent avoir été écrits la plupart au XIIIe siècle, quelques-uns un peu plus tard, d’autres, en petit nombre, vers la fin du XIIe : jusqu’où peut-on faire remonter la version d’Oxford ? L’abbé de la Rue s’est prononcé pour les trente premières années du XIIe siècle ; M. Francisque Michel adopte cet avis, mais ne paraît pas éloigné d’admettre que ces vers pourraient bien être ceux que Taillefer entonnait à Hastings. Ils sont écrits, selon lui, dans un langage exactement semblable au français usité dans les lois de Guillaume-le-Conquérant. Il s’en tient toutefois à cette remarque et ne cite aucune autre preuve à l’appui de sa conjecture. M. Génin procède plus hardiment : il ne se borne pas à croire cette poésie contemporaine de Guillaume, il est tout prêt à la supposer d’un grand siècle plus ancienne. Dans sa pensée, la naissance de notre langue remonte beaucoup plus haut qu’on ne le croit d’ordinaire : on parlait français non pas seulement au Xe siècle, mais au IXe, et pendant le VIIIe, soit même dès le VIIe, notre idiome, se dégageant peu à peu du latin, était en voie de formation et déjà vivant comme langage usuel. Cette opinion qu’on trouve en germe chez plusieurs autres érudits, M. Génin l’adopte et la professe avec prédilection. Il emprunte ses preuves à l’étude des noms de lieux, si nombreux dans les anciens titres et diplômes. Ces noms, dès le temps de Charlemagne et même avant ce temps, nous laissent apercevoir leur véritable forme, la forme du français vulgaire, sous les appellations latines fabriquées pour les traduire. Le peuple dénommait les lieux à sa façon dans son nouveau langage, et les officiers publics, écrivant en latin, étaient forcés, pour désigner ces mêmes lieux, de latiniser, comme ils pouvaient,