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LA CHANSON DE ROLAND.

de tant de beaux combats, de sa douce patrie, des gens de son lignage, de Charles, son seigneur, qui l’a nourri ! et sur lui-même aussi sa pensée se retourne : « Mon Dieu, notre vrai père, toi qui jamais ne mens, qui retiras Lazare d’entre les morts et Daniel de la dent des lions, sauve mon ame, arrache-la au péril des péchés que j’ai faits en ma vie ! » Et ce disant, la tête inclinée sur son bras, de la main droite il tend à Dieu son gant ; saint Gabriel le prend, puis Dieu envoie son ange chérubin et saint Michel du péril : par eux et par Gabriel, l’ame du comte est portée en paradis.


Charlemagne est rentré dans ce val de Roncevaux. Pas un chemin, pas un sentier, pas un pouce de terrain que ne couvre un cadavre. Charles appelle à haute voix son neveu ; il appelle Olivier, il appelle l’archevêque, et Gérin, et Béranger, et le duc Sanche, et Angelier et tous ses pairs ! À quoi bon ? Nul ne répondra. « Que n’étais-je à ce combat ! » s’écrie-t-il en s’arrachant sa longue barbe, en se pâmant de désespoir, et l’armée tout entière se désole avec lui ! ceux-ci pleurent leurs fils, ceux-là leurs frères, leurs neveux, leurs amis, leurs seigneurs.

Au milieu de ce deuil, le duc Naymes, en homme sage, s’approche de l’empereur : « Regardez en avant, lui dit-il, voyez ces chemins poudreux, c’est la horde païenne qui s’échappe ! à cheval ; il faut nous venger ! »

Charles, avant de partir, commande à quatre barons et à mille chevaliers de garder le champ de bataille. « Laissez les morts comme ils sont là, dit-il, écartez-en les bêtes fauves ; que personne n’y touche, écuyers ni varlets, jusqu’à l’heure où Dieu voudra qu’ici nous revenions. » — Puis il fait sonner la charge et pourchasse les Sarrasins.

Le soleil baisse, la nuit est proche, les païens vont s’échapper dans l’ombre ; mais un ange est descendu du ciel : « Marche, dit-il à Charles, marche toujours, la clarté ne te manquera pas. »

Et le soleil s’est arrêté. Les païens fuient, les Français les atteignent, les poussent, les massacrent. Dans l’Èbre aux flots rapides, les fuyards sont noyés. Charles met pied à terre et se prosterne pour rendre grace à Dieu.

Quand il se lève, le soleil est couché. Il est trop tard pour retourner à Roncevaux ; l’armée succombe de fatigue. Charles, le cœur en deuil, pleurant Roland et ses braves compagnons, finit par céder au sommeil. Tous ses guerriers, couchés sur terre, dorment aussi, et les chevaux eux-mêmes ne peuvent tenir debout ; ceux qui ont faim d’herbe fraîche la broutent étendus.

Durant la nuit, Charles, gardé par son saint ange qui veille à son chevet, voit en vision l’avenir ; il voit le rude combat que bientôt il faudra livrer !