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Pendant ce temps, Marsille, épuisé, mutilé, est parvenu à gagner Saragosse. La reine pousse un cri en voyant son époux ; elle pleure, elle maudit les méchans dieux qui l’ont trahie. Un seul espoir lui reste : l’émir de Babylone, le vieux Baligant, ne les laissera pas sans secours, il viendra les venger. Marsille lui écrivit voilà long-temps ; mais Babylone est loin, et c’est un grand retard !

L’émir, au reçu des lettres, a mandé les gouverneurs de ses quarante royaumes ; il fait équiper ses galères, les fait assembler dans son port d’Alexandrie ; puis, quand vient le mois de mai, au premier jour d’été, il les lance à la mer.

Elle est immense, cette flotte ennemie. Comme elle obéit à la voile, à la rame, au gouvernail ! Au sommet de ces mâts et de ces hautes vergues que de feux allumés ! Les flots en reluisent au loin dans l’obscurité de la nuit, et, quand approchent les rivages d’Espagne, toute la côte en est illuminée. La nouvelle en parvient bientôt à Saragosse.

Marsille, dans sa détresse, se résigne à faire hommage de l’Espagne à l’émir Baligant. De sa main gauche, qui seule lui reste, il lui donne son gant : « Prince émir, lui dit-il, je vous remets toutes mes terres ; défendez-les et vengez-moi. » L’émir reçoit son gant et s’engage à lui rapporter la tête du vieux Charles ; puis il s’élance à cheval en criant à ses Sarrasins : « Venez, marchons ; les Français nous échappent ! »

Charles, à l’aube du jour, s’est mis en route pour Roncevaux. « Seigneurs, dit-il aux siens en approchant du lieu où fut la bataille, ralentissez un peu le pas ; laissez-moi aller seul en avant pour chercher mon neveu. Un jour, il m’en souvient, à Aix, dans une fête, il nous tint ce propos, que, s’il mourait en pays étranger, on trouverait son corps en avant de ses soldats et de ses pairs, le visage tourné vers la terre ennemie, que comme un conquérant il serait mort, le brave ! »

En achevant ces mots, seul il s’avance et gravit la colline. Il reconnaît sur trois blocs de rocher les coups de Durandal, et près de là, sur l’herbe verte, le corps de son neveu. « Ami Roland, s’écrie-t-il dans une angoisse extrême en soulevant de ses mains le cadavre, que Dieu mette ton ame dans les fleurs de son paradis entre ses saints glorieux ! Hélas ! qu’es-tu venu faire en Espagne ! Pour moi, pas un jour désormais sans te pleurer ! Je n’ai plus un ami sous le ciel. J’ai des parens encore, mais pas un comme toi ! Ami Roland, je vais rentrer en France. Quand je serai à Laon, dans mon palais, de tous côtés les gens viendront me dire : — Où donc est le capitaine ? — Je leur répondrai : — Il est mort en Espagne. Il est mort, mon neveu, par qui j’ai tant gagné de terres. Et maintenant qui commandera mes armées ? qui soutiendra mon empire ? France, mon doux pays, ils t’ont tuée, ceux qui l’ont mis à mort. »

Quand il a donné libre cours à sa douleur, ses barons lui demandent de faire rendre à leurs compagnons les suprêmes devoirs. On ras-