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saines et vraies ? Le danger, c’est d’investir d’une sorte d’autorité morale officielle des œuvres qu’on ne peut lire tout au moins qu’avec une critique toujours en éveil et toujours sévère. À quoi on peut objecter peut-être qu’on ne lira pas l’Esthétique de Hegel, et c’est pour cela probablement qu’elle exercera une heureuse action sur les mœurs. La meilleure preuve que l’Académie avait elle-même plus d’un doute, c’est qu’elle a senti le besoin d’expliquer son choix, de le justifier, dirons-nous. Pouvait-elle trouver un plus éloquent et plus ingénieux panégyriste de ses décisions que son secrétaire perpétuel ? A vrai dire, le premier héros de cette récente fête académique, c’est M. Villemain. Jamais sa parole ne fut plus nette, plus brillante et plus assurée. M. Villemain a laissé voir, comme toujours, ces ressources singulières, cet art accompli qui font de lui un maître, un de ces arbitres naturels et supérieurs des choses de l’esprit et de l’éloquence. Il a montré surtout à deux momens de son discours ces qualités rares, et à deux reprise il a éveillé la fibre secrète du public : la première fois, quand, avec cette jeunesse d’accent et de langage qui ravive les vieilles impressions, il a raconté la séance de réception de Bernardin de Saint-Pierre, sous l’empire ; la seconde, quand il est entré dans l’analyse des œuvres et la peinture de la vie de Jasmin, couronné, — ô bizarrerie des associations académiques ! — à côté de Kant et de Hegel, et pour le même motif d’utile influence sur les mœurs !

Quoi, Jasmin à l’Académie française ! une pauvre langue rustique du midi honorée d’une distinction tout exceptionnelle, par les gardiens de la langue de Racine ! Faut-il donc aller chercher dans sa boutique un poète coiffeur lorsque tant d’autres poètes courent le monde et ne demanderaient pas mieux que d’être couronnés ? C’est là en effet ce que disent les beaux-esprits très dédaigneux du patois. Ils sont très compétens sans doute en fait de patois, et c’est pour cela qu’ils ne le sont guère pour goûter Jasmin. Quand on parle d’ouvrages quelconques, d’une poésie pouvant exercer une douce et salutaire influence morale, quelle poésie pourrait égaler celle du charmant rhapsode méridional ? Il n’écrit point en français, cela est vrai ; il écrit tout simplement dans une langue qui est elle du peuple d’une moitié, de la France, — langue du travail, des joies et des peines de chaque jour, langue dans laquelle l’enfant bégaie son premier mot et le mourant dit son dernier adieu à ceux qu’il aime, — forme naturelle de toutes les impressions, de tous les sentimens de populations entières ; et cet idiome qui le met en contact direct et permanent avec toute une race, le poète ne s’en est servi que pour faire pénétrer jusqu’à elle les plus généreuses influences. Livré à lui-même, à sa propre inspiration, il s’est fait un art savant et naturel, élégant et populaire, plein d’une originale nouveauté, qui a le souverain mérite de parler aux esprits élevés et aux intelligences les plus simples. Qu’on le remarque bien : de tous les poètes contemporains, par son génie et par sa langue, Jasmin est peut-être le seul qui réalise la pensée des prix institués par l’honnête M. de Monthyon ; il la réalise en rendant toutes les délicatesses de la vie intellectuelle accessibles pour le peuple, en l’intéressant aux plus exquises et aux plus saines peintures de la passion humaine, en faisant de sa poésie même le reflet d’une vie toute semée de bonnes actions. L’Académie l’a justement senti. D’ailleurs, Jasmin ne