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sommes à la fois acteurs et spectateurs. Les invasions des pirates danois et les exploits des anciens rois saxons sont encore intéressans pour nous ; mais les pirates et les hordes modernes, — chartistes, révolutionnaires, Irlandais affamés, tailleurs anglais réduits à la détresse, fermiers ruinés ou marchant à grands pas vers la ruine, — sont un sujet infiniment plus intéressant, d’autant plus que nous n’avons, pour repousser ces modernes envahisseurs, ni roi Alfred ni roi Édouard. Les philosophies et les doctrines anciennes sont de bons motifs d’étude, ne fût-ce que pour nous apprendre qu’autrefois il y avait des hommes qui avaient de fortes croyances, et qui vivaient grâce à ces croyances ; mais il serait beaucoup mieux de vivre nous-mêmes et d’avoir comme eux des croyances. Autrement, quel bien peut nous faire l’étude de toutes ces choses depuis long-temps mortes et de tous ces dangers depuis long-temps passés ? Les dangers ont toujours entouré la vie humaine, toujours aussi les croyances ont soutenu la vie humaine contre les dangers : voilà ce que nous apprennent toute histoire, toute philosophie et même toute religion. — La guerre des deux roses fut terrible ; mais les menaces du chartisme, si vous n’y prenez garde, ne le seront pas moins. Les croyances du moyen-âge ou de nos pères du XVIIe siècle étaient grandes certes, mais dignes d’une meilleure récompense que les éloges historiques dont leurs fils les accablent : elles étaient dignes d’être continuées et perpétuées. Toute science donc qui n’a pas un rapport immédiat avec le temps présent est comme une médecine tombée en désuétude, qui ne s’appliquerait qu’à des maladies dès long-temps évanouies, ou à une médecine hypothétique, qui ne s’appliquerait qu’à des maladies futures ou à des cas imaginaires. Toute littérature, tout art, tout système qui n’est pas un acte, qui ne passe pas dans la vie des générations actuelles, est purement chimérique et inutile. C’est un dilettantisme stérile qui est une manière de scolastique, bien qu’il lui arrive quelquefois de déclamer contre la scolastique. C’est une scolastique qui n’a pas même le courage de son aînée, celui de juger et de brûler les hérétiques, les philosophes, les protestans, mais qui de son coin académique, lâche et niaise, incapable de dire un mot sincère et tremblant de se compromettre, ne sait que persifler et railler. Dans un temps où il n’existe plus d’aristocratie pour prendre soin des populations, et où les prêtres qui ont charge d’ames ne sont plus écoutés qu’à peine, une seule chose subsiste encore : la presse avec son bruit incessant ; elle seule parvient encore à se faire entendre, et le métier de l’écrivain est le plus misérable des métiers, s’il ne sert qu’à augmenter le mal dont nous soufrions, ou si, désertant par bon goût le spectacle de ces douleurs, l’écrivain se retourne pour suivre une pensée égoïste et prendre un frivole plaisir aux peintures des douleurs et des dangers des hommes d’autrefois.