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la flétrissure, c’est un supplice que beaucoup parmi nous ont pu éprouver et ont éprouvé. Mais la force, mais le succès, voilà qui est clair, net, sans réplique, dans un temps où tout le monde tremble, où personne n’ose faire le bien qu’avec réserve et le mal qu’avec mesure, dans un temps qui a remplacé par la crainte et la timidité les antiques vertus nommées humilité et modestie, et où les criminels eux-mêmes tiennent à être des dialecticiens et à atténuer leurs crimes par d’hypocrites explications! Honneur à ceux qui ont encore le courage et l’audace d’être bons et mauvais, et d’accomplir leurs crimes et leurs bonnes actions conformément aux lois éternelles de la nature humaine! De là provient, je pense, l’admiration de Carlyle pour les caractères énergiques, pour les audacieux, pour tous ceux qui, selon le mot de Mirabeau, connaissent l’art d’oser. L’action, l’action, non les paroles ou les écrits, — voilà le seul moyen de guérir ces générations modernes fatiguées d’écrire, plus fatiguées de lire, accablées depuis tant d’années de romans, de drames et de systèmes philosophiques; voilà, pour les générations qui vont à leur tour paraître sur la scène du monde, le moyen d’échapper aux vices de leurs aînées. L’allocution qui termine un de ses derniers pamphlets, et qu’il adresse aux jeunes générations de la Grande-Bretagne, peut s’adresser aussi avec profit à toutes les jeunes générations de l’Europe, et renferme, avec des conseils pour l’avenir, une confession sincère des erreurs du passé. « Ne sois pas un orateur public, s’écrie-t-il éloquemment, ô brave jeune homme anglais, toi dont les destinées vont commencer; n’en appelle pas au vulgaire à longues oreilles, ne t’adresse pas à lui; déteste le profane vulgaire et souhaite-lui le bonsoir. Appelles-en aux dieux par des œuvres silencieuses, et, sinon par des œuvres, par des souffrances silencieuses, car les dieux gardent pour toi de plus nobles sièges qu’il n’y en a dans le cabinet des ministres. Tu as du talent pour la littérature : ne le crois pas, sois lent à le croire. La nature ne t’a pas ordonné précisément de parler ou d’écrire, mais elle t’ordonne péremptoirement de travailler; et, sache bien ceci, il n’a jamais existé de talent, même pour la littérature réelle (car nous ne parlons pas des talens qui se sont perdus et condamnés à faire de la fausse littérature), qui, primitivement, n’ait été un talent capable de choses infiniment meilleures encore. Sois plus réservé qu’enthousiaste à l’endroit de la littérature. Travaille, travaille là où tu te trouveras; accomplis, accomplis l’œuvre qui se trouvera à la portée de ta main; accomplis-la avec la main d’un homme et non d’un fantôme, et que l’accomplissement de cette œuvre soit ta grande récompense, ta bénédiction et ton bonheur secrets! Que tes paroles soient peu nombreuses et bien ordonnées. Aime le silence plutôt que le discours dans ces jours tragiques où, à force de parler, la voix de l’homme est devenue pour l’homme un jargon